Début des vacances forcées, je fonce, comme nombre d'entre nous, au CDI du lycée remplir mon tote bag afin d'aérer les ouvrages qui peuplent les étagères de ce lieu. Et, sans le faire exprès, j'emporte avec moi deux Goncourt. Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu (2018) et L'ordre du jour d'Eric Vuillard (2017)
Le premier nous plonge dans l'univers des hauts fourneaux à l'arrêt, dans une vallée désindustrialisée de l'Est où le temps se traîne, surtout l'été quand on ne sait pas vraiment que faire pour s'occuper. On peut toujours se rendre au bord du lac, essayer d'y draguer les filles. Août 1992. Anthony, 14 ans, et son cousin décident de voler un canoë - un peu de frisson ça ne peut pas faire de mal - pour aller voir ce qui se passe du côté de la plage naturiste. Vol, sang, adrénaline, coup de foudre, tel est le cocktail des premières pages de ce roman puisque le petit Anthony va tomber raide dingue amoureux de Stéphanie. Et c'est parti pour la valse-hésitation des sentiments, pour les errements amoureux.
Hacine, Coralie, Steph, Anthony et les autres zonent à Heillange et ils ne rêvent d'ailleurs que d'un chose : en partir ! Vie calme des parents, vie morne des adolescents : menus larcins, drogue, alcool, beaucoup d'alcool, sexe.. tout est bon pour se donner des frissons. Mais au fond d'eux, ils savent très bien que leur vie ne vaut pas grand chose, qu'ils n'ont pas grand avenir dans ce bled, dans cette cambrousse. Pour quitter ces zones pavillonnaires ternes, les ZAC bétonnées, les friches industrielles abandonnées, il leur faut trouver (s'inventer ?) un ailleurs attirant, lumineux et séduisant. Pour l'un ce sera le service militaire, pour l'autre le Maroc et la dope, pour Steph ce seront les études à Paris. Elle est d'ailleurs la seule à s'extirper de ce marasme glauque et de cette France de l'entre-deux où il ne se passe rien.
Quatre parties, quatre étés, quatre chansons - de
Smells Like Teen Spirit à I will survive, hymne de la Coupe du monde 98 - Nicolas Mathieu nous raconte le parcours de ces adolescents et de leurs parents, usés par le travail et la vie. Et elle n'est pas rose, cette vie qui s'enlise dans la médiocrité, la beaufitude, cette vie ponctuée d'apéros trop arrosés, de Picon bière, de coups de gueule et de bagarres. Sans oublier le mépris, l'amour fané et les rêves envolés des ex-midinettes de 18 ans.
C'est toute une époque, le récit d'une adolescence qui refuse un "à peu près", du "raisonnable" et qui veut vivre vite, à fond, s'oublier, s'échapper à toute vitesse. « De la vitesse, de l'oubli, à l'infini ». Entre rage et acceptation, entre déclin et élévation, entre jouissance et décence, le récit campe des personnages agaçants, paresseux, indolents, minables parfois mais tellement vrais qu'ils en deviennent attachants. Ce récit est aussi celui du désenchantement de la jeunesse incandescente, d'un adieu à l'enfance et d'un face à face avec une réalité crue et dure et implacable. Car il est aussi question de la panne de l'ascenseur social, du fossé qui ne cessera jamais d'exister entre les fils de prolos ou d'immigrés et les filles de petits bourgeois de province. Un livre rude et lumineux à la fois qui nous emporte aux côtés de ces jeunes pour qui on voudrait le meilleur mais que Nicolas Mathieu nous présente englués dans l'immobilité de la société. (9 avril)
L'ordre du jour est un récit qui évoque les coulisses de l'Anschluss du 12 mars 1938. Et si l'armée triomphante des nazis n'était finalement qu'un mythe et une jolie manipulation des foules par les images ? Une question qui entre singulièrement en résonance avec notre époque peut-être.
20 février 1933 au Reichstag, les patrons de tout ce que l'Allemagne compte
d'industries florissantes - Krupp, Siemens, Bayer, Opel, etc…- se retrouvent face à
Goering. Tout nouveau président du Reichstag, il les toise et les prend de haut car, ce qui lui importe, c'est qu'ils financent les élections du 5 mars, en échange de la promesse de rétablir ordre et souveraineté en Allemagne - essentiels au bien-être de l'industrie. Ils sont donc 24 patrons, très chics et dont les intérêts vont rejoindre ceux du nouveau chancelier, Adolf Hitler qui daigne même leur rendre une petite visite. Et Eric Vuillard de rappeler : « Ils sont là, parmi nous, entre nous. Ils sont nos
voitures, nos machines à laver, nos produits d'entretien, nos
radios-réveil, l'assurance de notre maison, la pile de notre montre. Ils
sont là partout, sous forme de choses. Notre quotidien est le leur », comme pour mieux souligner leur compromission avec un régime qu'ils ont soutenu pour la plus grand bien de leurs entreprises. Et l'auteur de nous raconter, non sans ironie et causticité, différentes scènes qui ont ponctué cette marche infernale et débridée vers l'Anschluss et tout le reste qu'annonce de manière prémonitoire la peinture de Louis Soutter reclus dans l'asile de Ballaigues : "un long
ruisseau de corps noirs, tordus, souffrants, gesticulants ... Une
grande danse macabre." On a donc le récit du duel
de dictateurs entre Hitler et Schuschnigg. C'est celui qui en impose
le plus et éructe sans cesse qui écrase l'autre : l'autrichien après bien des atermoiements capitule. Vuillard évoque aussi le grain de sable dans la mécanique des panzer qui aurait pu ridiculiser l'invasion du voisin autrichien : une armée en panne et des panzer qui ont fait le déplacement sur des trains de nuit ! La scène cocasse au 10 Downing Street se fait grinçante. Lors d'un dîner von Ribbentrop, ambassadeur d'Allemagne en Angleterre n'a pas manqué de verve pour occuper l'espace de la conversation, rivalisant de prouesses tennistiques et abreuvant Chamberlain, Churchill et Cadogan de banalités et de fadaises pendant que l'Allemagne est tranquillement en train d'envahir l'Autriche. Comptant sur la grande (trop grande) politesse britannique, il a sans vergogne détourné Chamberlain de son travail et l'a empêché de réagir à la note du Foreign office qui lui annonçait cette terrible nouvelle. Toutes ces scènes sont autant de capitulations et de compromissions face aux rodomontades et à la grossièreté d'une bande de criminels violents et abjects. Cet échec des puissants et des hommes politiques s'oppose d'ailleurs à la dignité avec laquelle certains humbles, sans-grade, des Alma
Biro, des Karl Schlesinger, des Helene Kuhner, des Leopold Bien ont, eux, choisi de se donner la mort pour résister à l'Anschluss. Un texte fort mené avec brio et intelligence qui pose constamment la question de l'ignorance ou de la légèreté, de l'aveuglement ou de la crédulité, du laxisme ou du manque de courage des dirigeants de l'époque. (12 avril)