"Il faut cultiver notre jardin"

dimanche 26 avril 2020

Un océan, deux mers, trois continents

Il s'appelle Nsaku Ne Vunda, il est né vers 1583 sur les rives du fleuve Kongo. Orphelin élevé dans le respect des ancêtres et des traditions, éduqué par les missionnaires, baptisé Dom Antonio Manuel le jour de son ordination, le voici, au tout début du XVIIe siècle, chargé par le roi des Bakongos de devenir son ambassadeur auprès du pape. En faisant ses adieux à son Kongo natal, le jeune prêtre ignore que le long voyage censé le mener à Rome va passer par le Nouveau Monde, et que le bateau sur lequel il s'apprête à embarquer est chargé d'esclaves...
Voici le résumé d'un roman dont m'a parlé avec intensité une collègue qui a eu le plaisir de rencontrer l'auteur; roman acheté pour le travail (préparation de cours pour mes 1ères et réflexions sur le regard éloigné) mais aussi pour sa jolie couverture aux doux flamands roses (spéciale dédicace à Atthalie) qui côtoient des fleurs multicolores. 
J'ouvre l'ouvrage et me plonge avec délices dans cette histoire vraie et rocambolesque. 
Dom Antonio Manuel a été repéré par ses parents adoptifs et ses maîtres pour sa foi, son intelligence et la pureté de ses intentions. C'est donc avec une certaine angoisse mais aussi la foi chevillée aux corps qu'il entreprend la mission qui lui a été confiée : non pas devenir ambassadeur mais témoigner des atrocités commises à l'encontre des Bakongos. Et c'est un véritable enfer que va vivre le jeune prêtre. Sitôt embarqué sur le Vent Paraclet, commandé par Louis de Mayenne, sévère capitaine et homme d'affaire dénué de toute morale, le héros découvre les pratiques ignominieuses qui s'exercent contre son peuple, traité comme de la vulgaire marchandise et réduit à l'état de choses dans les cales du bateau. Car c'est bien la terrible expérience de l'esclavage (et son lot de comportements inhumains, d’attitudes infâmes, d'odeurs nauséabondes et de drames, sans oublier les mauvais traitements, la malnutrition et la mort qui rôde) à laquelle il se confronte, tel un Candide africain qui découvre de l'intérieur le commerce triangulaire. Viennent s'ajouter l'expérience de la cupidité des hommes, leurs appétits insatiables, la lubricité, l'intolérance. La deuxième partie de la navigation n’est pas des plus calmes car le périple qui doit les ramener de la côte brésilienne à l'Europe est semé d'embûches, et pas des moindres. Le Vent Paraclet se fait arraisonner par un pirate hollandais converti à l'Islam et qui offre ses services au Raïs d'Alger tout en ménageant les intérêts de la Papauté qui entend bien maintenir son influence par-delà les mers... un véritable imbroglio religieux-politico-diplomatique dans lesquels notre malheureux personnage devient un pion sur un échiquier bien trop complexe pour lui. Certes sauvé d'un carnage absolu, digne des plus épisodes de la piraterie, il poursuit sa route et sa découverte des vicissitudes de l'âme humaine. Arrivé sur la terre ferme, il lui faudra encore rivaliser de ruse et d'astuce pour échapper au pire. Et c'est sans compter sur la terrible Inquisition bien décidée à imposer sa loi entre les griffes duquel il tombera pour des raisons fallacieuses avant d'être sorti in extremis des griffes de cette institution, véritable monstre d'intolérance et diable qui officie au nom de la religion. Le héros accomplira sa mission dans un sens puisqu'il rencontrera le Pape mais il prendra aussi le mesure de la vanité des hommes et de la distance qui les sépare dans leur manière de vivre leur foi.
« Mais l'être insignifiant qui m'adressa un regard ne sut que me tendre la pierre précieuse de sa bague. Je venais lui dire les souffrances d'enfants, de femmes et d'hommes oppressés, niés, livrés à l'arbitraire, et lui me réclamait un acte de subordination. » 
Roman d'aventures, d'apprentissage, roman historique, d'initiation, ce roman est tout cela à la fois. C'est aussi le récit d'une amitié pure et noble qui va le lier à un matelot frêle et sensible, compagnon d'infortunes avec lequel il partage plus que ses angoisses. De leurs échanges naît un monde, une belle de douceur et d'humanité. Car ce roman est surtout c'est un hymne à la tolérance, à la fraternité, à l'égalité, soutenu par une écriture ciselée et élégante, poétique et sensible, précise et acérée quand c'est nécessaire. Une belle alchimie de mots pour porter un message clair et vibrant, une narration dont le rythme suit celui des aventures mais aussi le flux des réflexions et des souvenirs de notre jeune prêtre déraciné de son Congo majestueux.
Wilfried N'Sondé nous offre une narration intemporelle et posthume. C'est sous forme d'une confession à la première personne que le récit nous est livré : ainsi nous plongeons au cœur d'une expérience vécue qui acquiert une force inouïe. Un roman d'espérance qui nous fait traverser l'horreur pour mieux mettre à distance ce dont nous ne nous voulons pas.


mercredi 22 avril 2020

BD

Les deux vies de Pénélope de Judith Vanistendael reprend la figure mythique de l'épouse d'Ulysse mais inverse les rôles. 
Ici c'est Pénélope la voyageuse au long cours et son époux qui reste au foyer.
« Je m'appelle Pénélope. Mais je n'attends pas. Je ne tisse pas. Je sauve des vies. » Chirurgienne pour une organisation humanitaire, Pénélope passe, en effet, la plupart de son temps en mission dans des pays en guerre. Lorsqu'elle rentre de mission, elle retrouve le cocon familial, un époux aimant et poète, une fille qui entre dans l'adolescence, une famille qui a parfois du mal à comprendre son engagement ..... et Pénélope se débat avec ses contradictions, avec ses questions. Elle peine à se défaire de la guerre, des images fortes, de sa culpabilité quand elle ne réussit pas à sauver une jeune fille de l'âge de la sienne.... Énorme décalage entre ces deux vies qu'elle aime tout autant et entre lesquelles Pénélope ne veut pas choisir.
Le récit nous propose de suivre l'héroïne lors de son retour : retour au bercail dans les bras de l'être aimé, amour énorme pour la fille qu'elle ne réussit pas à verbaliser, réunions familiales, retrouvailles avec les proches, échanges, discussions, tensions, RV avec le psy......... On pénètre à l'intérieur de la tête de Pénélope et l'on suit ses atermoiements, son sentiment de ne pas toujours comprendre sa vie et les autres.... Rien de manichéen, pas de jugement.
Les dessins sont légers, parfois aux contours flous, les couleurs pastel envahies parfois par le rouge accompagnent parfaitement cet itinéraire intérieur.
Un beau récit où l'homme tisse patiemment les mots tandis que Pénélope parcourt le vaste monde. 

Daytripper , au jour le jour de Fabio Moon et Gabriel Bà
Ou les mille et une vies de Bras, journaliste un peu paumé, rêveur et qui peine à se trouver une place. Cette BD propose, en effet, à la manière du film d'Alain Resnais Smoking/No smoking, plusieurs scenarii possibles pour la vie du protagoniste principal. 10 chapitres, 10 âges différents, 10 moments-clés de la vie de notre héros mais une seule et même fin, sa mort.

Bras de Oliva Domingos a 32 ans et certains dons pour l'écriture. Le souci est qu'il s'en sert pour écrire la rubrique nécrologique d'un grand quotidien de Sao Paulo. Ses talents sont reconnus par son rédacteur en chef, qui voit dans ses écrits des mots réconfortants à l'intention des familles. Mais Bras souffre de vivre dans l'ombre de Benito, un écrivain célèbre dans tout le pays. Justement, il reçoit aujourd'hui un appel de sa mère : c'est un grand jour pour son père. Mais pour Bras ce jour-là est celui d'une panne d'inspiration. Heureusement, Bras peut toujours compter sur Jorge, son plus fidèle ami depuis la faculté, et sur Anna, son épouse. Ceux-ci l'encouragent à se confronter à la vie et à arrêter de fuir son père. Le soir venu, Bras a finalement décidé de participer à la cérémonie qui va honorer son père, mais avant cela il s'achète des cigarettes. Et sa vie va prendre un tournant inattendu...
Premier épisode d'une série qui va confronter le personnage à des moments intenses, violents, calmes... comme autant d’instantanés de vie. Chaque épisode se clôt brutalement sur une mort - mort métaphorique, qui signe la fin d'une étape.
Les auteurs de ce "trip" sont les jumeaux Fábio Moon et Gabriel Bá, tandem qui, de mains de maîtres,  nous embarque dans un parcours volontairement décousu qui évoque la naissance, la vie, la mort, l'amour, les parents, les enfants, le travail, l'amitié, la peur, l'envie et les rêves..... bref, le parcours d'une vie mais peut-être surtout une réflexion sur la vie.
Une lecture un peu déroutante au début mais il faut accepter de vivre chacun des chapitres intensément, l'un après l'autre,  se laisser porter. Il faut accepter le désordre, la confusion car tout fait sens. On alterne les scènes nerveuses à d'autres plus calmes, ce qui permet à l'émotion d'être toujours plus saisissante.  Un trait dépaysant, vif, aéré et un joli travail sur les couleurs et la lumière.

lundi 20 avril 2020

Tout un été sans Facebook

Où il est question de donuts au chocolat (au point d'en faire une indigestion virtuelle), de bucheron musclé et séduisant, de flic en imperméable, ce Mac Donald, de Crispies, de club de lecture, de club de tricot ou de fléchettes, accessoirement de cadavres. .... bref c'est foutraque et plutôt sympa.

Mutée disciplinairement à New York, Colorado, un petit village du fin fond de l’Amérique, raciste, sans couverture mobile et où il ne se passe jamais rien, la lieutenant de police de couleur noire, à forte corpulence, Agatha Crispies a trouvé un échappatoire à son désœuvrement dans l’animation d’un club de lecture au sein du commissariat. Mais alors qu’elle désespérait de pouvoir un jour enquêter à nouveau sur un meurtre autre que celui d’un écureuil, une série d’effroyables assassinats et disparitions viennent (enfin) troubler la tranquillité des lieux, mettant à l’épreuve ses connaissances littéraires.
Ce qui prime ce n'est pas l'enquête (même si la solution est bien trouvée - d'aucuns diront assez classique) c'est plutôt l'amour de la littérature de la protagoniste principale,  la lieutenant Agatha Crispies, complètement déjantée mais attachante par son amour de la littérature, elle est même une serail-lectrice. L'auteur s'amuse, en effet, à glisser de multiples références à des oeuvres littéraires, fait intervenir un Joël Dicker comme protagoniste d'une scène... bref, Puertolas aime la littérature et s'en amuse.  
"La littérature est une constellation dont les étoiles se renvoient les unes vers les autres."
Un roman agréable mais moins bon que La police des fleurs des arbres et des forêts.

samedi 18 avril 2020

BD du jour

Quelques BD lues sur ma terrasse en début d'après-midi accompagnée de la bande-son des oiseaux.

Taxi Molloy
A Manhattan, Molloy, jeune homme de 18 ans au physique ingrat, fait son premier jour en tant que chauffeur de taxi. Toute sa vie, il a attendu ce moment où il pourrait accomplir son rêve : conduire un de ces fameux yellow cab.  Pour bien démarrer dans le métier, Molloy s’est garé en face de la Eastern Union Bank, à 17h15, heure à laquelle les 2564 employés vont inévitablement se déverser dans la rue. Soudain, une élégante blonde apparaît dans son rétroviseur et monte à l’arrière.  Peu habitué à côtoyer ce genre de beauté, Molloy ose à peine amorcer la conversation et se plonge dans ses souvenirs.  Il repense à son milieu d’origine, de la chance qu’il a eu, enfant, d’être sorti de l’orphelinat par sa richissime grand-mère, à la mort de son chien. Néanmoins, il va ébaucher à grandes lignes sa vie, ce qui laisse ébahie sa passagère. Arrivé à destination, mû par un élan irrésistible, Molloy lui offre la course, arguant que ça lui portera chance. Pour le remercier, la jeune femme lui donne un baiser sur la joue. Molloy est aux anges…Et l'on va suivre les courses de Molloy... ou plutôt ses souvenirs.
Un récit touchant et un personnage pas si simple à comprendre.

La faute au midi de J.Y Le Naour ou l'histoire vraie de deux soldats innocents tués pour l'exemple et surtout pour maintenir la réputation des hauts gradés qui prennent des décisions qui engagent la vie de milliers de soldats et refusent d'admettre que, sur le plan stratégique, elles étaient erronées voire stupides.
Le 21 août 1914, les soldats provençaux du XVe corps sont lancés dans la bataille de Lorraine, sans appui d’artillerie. C’est un massacre. 10 000 soldats sont fauchés par les obus et la mitraille avant même de voir un seul casque à pointe. Pour Joffre, généralissime des armées françaises, cette défaite est catastrophique, car elle ruine ses plans. Afin de se dédouaner, il rejette la faute sur les soldats du Midi, à la mauvaise réputation. Humble combattant provençal, Auguste Odde, comme trois autres soldats, participe à cette affreuse bataille. Blessé au bras, il est soupçonné de lâcheté et risque la peine de mort...
Une BD bien documentée, au trait agréable et précis. On (re)découvre l'ignominie des puissants, leur désir absolu de gloire et leur refus d'admettre les erreurs. On découvre aussi le racisme dont étaient victimes les gens du sud et qui leur ont valu bien des déboires dans cet épisode qui nous est raconté. On prends la mesure de la cruauté de la guerre pas tant pour ce qu'elle est que pour les comportements qu'elle engendre. Un monde bien cruel où des innocents périssent pour de fausses valeurs.

La rebouteuse
Saint-Simon, un petit bourg écrasé de soleil, et de secrets. Alors qu'Olivier y revient après cinq ans d'absence enterrer son père, la Mamé - une toute-puissante rebouteuse - est absente du village depuis plusieurs jours, laissant ses ouailles dans une détresse malsaine. Les villageois s'inquiètent et les conversations au bar s'enveniment entre les sceptiques et les habitués de ses plantes médicinales
Une sorte de huis-clos dans un village pétri par les superstitions et où les gens s'épient, se regardent et cherchent avant tout à sauvegarder les apparences. Rien de glorieux. Et tout s'articule autour d'un personnage qui n'apparaître que dans les dernières pages, celui de la rebouteuse qui tire les ficelles et interfère de manière assez tragique dans la vie des autres.

jeudi 16 avril 2020

Lectures en terrasse

Ici de Richard Mac Guire c'est l'histoire d'un lieu à travers les siècles des plusieurs milliers d'années avant JC à 22175 ap JC. Une fenêtre vers une mise en abyme vertigineuse.
Sur une page l'auteur superpose des moments différents de la même pièce à travers les âges ou des bribes de moments anodins dans la vie de plusieurs générations. Une fenêtre s'ouvre, en 1989. Dans le salon, un vieil homme s'esclaffe. En 1430, un loup dévore sa proie. 1907. La maison se construit sur des fondations solides. 1609. Deux jeunes Indiens flirtent dans le bois. 2313. Zone en cours de dénucléarisation. Retour en 1989. Le vieil homme tombe, inerte.
Des vignettes ouvrent des fenêtres sur des époques variées comme autant de fenêtres sur un même écran : effets d'écho, effets de ressemblance, de dissemblance. On suit ainsi la construction de la maison jusqu'à sa disparition liée à une inondation. A priori on est en Nouvelle-Angleterre (Benjamin Franklin rend visite à son fils) et le temps passe de siècles en siècles, les générations se suivent et prennent le relais les unes les autres. Les événements, les gestes sont les mêmes comme une mémoire physique qui serait supérieure à la mémoire classique. Une belle réflexion sur le temps qui passe mais aussi sur ce que l'on reçoit, sur les gestes qui perdurent à travers le temps.......
Un moment fort rythmiquement, graphiquement et narrativement (on est bien loin d'un récit linéaire, c'est à nous de creuser notre chemin). Un objet graphique, une expérience très puissante.
https://www.franceculture.fr/bd/ici-de-richard-mcguire-bd-bouleversante

Tom et William Signé Lefeuvre
25 septembre 2010. Caché derrière une gosse boite postale, le petit Tom observe un curieux personnage : combinaison caoutchouteuse, fusil bizarre mais surtout pieds palmés et uniquement 3 doigts. Néanmoins peu traumatisé, dés son départ le gamin regagne la rue déserte, pour se faufiler dans un magasin de jouets tout aussi vide. Puis, il gagne une épicerie pour remplir son caddy de bonbons et c’est là… qu’il rencontre William. Ce dernier accompagne le gosse dans un jardin public pour refaire avec lui le cours des événements : il y a 3 jours, alors que tout semblait normal, tout le monde a subitement disparu. William pensait être le dernier et il se demande comment Tom, du haut de ses 6 ans, s’est débrouillé seul depuis lors.

Il va découvrir que ce petit Tom haut comme trois pommes a, en fait, des super pouvoirs. Soit purs produit de son imagination,  soit véritables êtres en chair et en os, il est protégé par les super-héros qu'il a découverts dans les BD de feu son père. Commence alors une fuite pour échapper aux martiens qui envahissent la Terre. Un bel hommage aux comics et aux BD de super-héros. 
A la fin de l’album un journal de bord illustré par des compositions de couvertures et de (fausses) planches extraites des séries fictives référencées dans le récit.


3 fois dès l'aube D.Lappière et A.Samama d'après le récit de A.Barrico
Deux personnages se rencontrent à trois reprises. Un homme commence à parler avec une femme dans le hall de son hôtel et, quand celle-ci a un malaise, il l'héberge dans sa chambre. Leur conversation se poursuit, l'homme s'ouvre à elle mais mal lui en prend. Un portier d'hôtel aide une jeune cliente à s'enfuir afin d'échapper à son compagnon, un individu violent et dangereux. Plus âgé qu'elle, il lui révèle qu'il a passé treize ans en prison à la suite d'un meurtre. Malcolm, le personnage de la première rencontre, est encore enfant quand ses parents meurent dans l'incendie de leur maison. Pour le soustraire aux suites de ce drame et l'emmener dans un endroit sûr, une inspectrice de police le conduit chez un de ses amis. Trois histoires nocturnes qui se concluent à l'aube et qui marquent, chacune à sa façon, un nouveau départ. 
Une belle adaptation du récit de Barrico, un univers poétique et une jolie palette de couleurs. Un bon moment de lecture. 


mercredi 15 avril 2020

Le ciel au dessus du Louvre

Une belle collaboration entre Bernar Yslaire et J.C. Carrière qui nous emporte au cœur de la terreur, dans l'atelier du grand peintre David et sur les traces d'un tableau jamais terminé.
Paris, 8 thermidor an 1 la Révolution est aux abois. De nombreuses révoltes agitent le pays, la famine énerve le peuple, la tension est montée d'un crane t le comité de salut public veille afin d'identifier les contre-révolutionnaires et de s'en débarrasser. Marat, ami du peuple, est assassiné par Charlotte Corday. Une aubaine pour le parti de Robespierre puisqu'il va devenir, sous les pinceaux de David, l'image même du martyr de la République.
Car c'est finalement le sujet de cet BD : comment représenter la Révolution ? dans quelles figures l'incarner ? Pour Robespierre, c'est évident, l'art va permettre d'offrir au peuple de nouvelles idoles : exit les saints et les figures bibliques, place aux exempla et aux figures qui incarnent le patriotisme et la vertu. " La République doit se défendre par les armes, mais aussi par les idées, par les images, par les symboles, par la beauté" déclare Robespierre pour notamment justifier la création de l'Etre suprême qui viserait à détrôner les idoles religieuses et incarnerait un idéal mystique dont le peuple a besoin. Paradoxe d'une Révolution qui déboulonne l'héritage (royal et clérical) mais qui se crée de nouveaux dieux.......
Découpée en 20 chapitres courts, comme pour instiller un rythme frénétique et retranscrire l'urgence vécue par les personnages (recherche pour David du meilleur modèle, de la meilleur idée, et urgence politique pour Robespierre qui se sent acculé de toutes parts), cette bande dessinée nous fait vivre un bref épisode de la Révolution ( d'août 1793 à la mort de Robespierre, juillet 1794).
De l'inauguration du musée du Louvre à la fête de l'Etre suprême, les scènes s'enchaînent rapidement. On passe du Musée à l'atelier de David, sans oublier la demeure de Robespierre et les discours à la Chambre. Il n'y a pas réellement d'intrigue narrative si ce n'est la question de l'aboutissement de tableaux et la recherche par David du meilleur modèle possible. Il le trouvera en la figure de Jules Stern, personnage blond et à l'accent slave qui va poser pour le portrait de Bara, jeune éphèbe de 13 ans, martyr de la République.
Ce qui fait l'intérêt de cette BD c'est cette plongée dans un moment intense et d'urgence parfaitement retranscrit par le rythme des planches mais aussi le trait et les alternances entre les dessins pleine page (de début de chapitres) et les esquisses nerveuses et efficaces. C'est aussi le plaisir que l'on a de repérer dans les vignettes nombre de tableaux célèbres reproduits par Yslaire : un joli cours d'histoire des arts en récit, belle idée. On redécouvre aussi le peintre David et la force de son trait, son travail intense sur la couleur et la célébration du corps masculin. Et on le surprend écartelé entre son art et son devoir, un brin opportuniste.

mardi 14 avril 2020

Dévorer le ciel

Dernier opus de Paolo Giordano dont j'avais adoré La solitude des nombres premiers, Dévorer le ciel m'attendait sagement sur mes étagères. Et je ne suis nullement déçue par ce roman.
Italie, Les Pouilles, l'été, adolescence, premiers émois amoureux..... résumé comme ceci, pas sûr de tomber dans le meilleur roman qui soit. Encore une bluette m'allez vous dire ? et bien non !
Il faut tout le talent et toute la sensibilité de l'auteur pour nous emporter dans les aventures de Teresa et de "ceux de la ferme", "les trois frères"Nicola, Bern et Tommaso. Aventures qui nous mèneront jusqu'en Islande.....

Alors qu'elle est en vacances chez sa grand-mère, dans les Pouilles, une nuit, Teresa voit par la fenêtre de sa chambre trois garçons se baigner nus dans la piscine de la villa. Jeunes, purs et vibrants de désirs, ces trois garçons incarnent la liberté, la force et l'audace. Tout ce qu'il faut pour attirer Teresa, jeune adolescente sage. En emboîtant les pas des garçons, elle va donc découvrir un univers jusque là inconnu d'elle : une ferme, la nature, les cultures, un chêne vert, la religion omniprésente de Cesare un peu gourou mais, surtout, l'amitié, la fraternité et le partage de moments purs, tout cela sous l'incandescence du soleil italien. 
Les étés s'enchaînent, l'attente et les retrouvailles jusqu'à un événement qui marque le coup d'arrêt de cette intimité et cette proximité. Teresa retourne à Turin et ses études jusqu'à ce que sa route rencontre de nouveau celle de Bern qui a rejoint un groupe d'activistes qui squatte la ferme. Idéalistes, engagés pour un meilleur monde, à la recherche d'une agriculture respectueuse de la terre, ils ne cessent d'expérimenter pour construire un avenir plus en accord avec leurs valeurs. Permaculture, food forest, maltraitance animale... autant de préoccupations qui font écho au monde qui est le nôtre. Teresa va les rejoindre : désireuse de couper avec sa famille, désireuse de sortir de sa vie monotone et de donner un sens à son existence et surtout désireuse de retrouver Bern, son amour fou. Peu à peu, elle s'intègre au groupe, la ferme et ses projets se développent, l'harmonie règne en ces lieux jusqu'à ce que le groupe se fissure et se disloque. Ne restent alors que Teresa et Bern qui poursuivent l'utopie vaille que vaille, entretenant tels des vestales les valeurs et les principes qui les guident.
Paolo Giordano nous raconte sur deux décennies le passage de l'adolescence à l'âge adulte, des rêves fous aux désillusions douloureuses, le rêve d'une liberté absolue qui s'égratigne face aux contingences matérielles, mais aussi une belle histoire d'amour et d'amitié sans manichéisme aucun. Sans oublier la conviction donnée grâce à des valeurs chevillées au corps (de beaux passages du combat contre l'abattage des oliviers et le refus de laisser le capitalisme triompher).
Trois grandes parties, des allers-retours entre les époques pour combler les ellipses, les pièces du puzzle se mettent en place avec efficacité et légèreté. Teresa est la narratrice principale mais elle devra laisser la parole à Tommaso qui lui racontera certains épisodes qu'elle ignorait et qui l'éclaireront peut-être sur les êtres qu'elle aime, qui l'aideront à passer de la passion amoureuse à la solitude qui n'oublie rien.
Un roman qui nous happe, qui nous fait vibrer, et un adieu à la jeunesse qui n'est pas si pessimiste que cela malgré la rudesse de certains épisodes.
« Nous avons pour tâche de donner l'assaut au ciel. Nous devons dévorer le ciel. » 
Paolo Giordano est aussi physicien : il a écrit un essai sur la période que nous vivons. Cet ouvrage est accessible au bout de ce lien
https://fr.calameo.com/read/005979625d140008ddc18?authid=4PKPf5EqldpJ 

dimanche 12 avril 2020

BD du dimanche

Catherine Meurisse : je suis fan ! depuis Moderne Olympia, je suis à l'affût des sorties de ses albums. Et jamais déçue ! Son Delacroix patientait sagement sur mes étagères.
Cette fois-ci, elle rend hommage à Delacroix dont elle veut nous faire sentir la fougue et la maîtrise des couleurs. Elle cède la parole à Flaubert qui nous entraîne dans une causerie sur un artiste qui était son ami et, ce faisant, nous passons d'un salon à l'autre, d'une salle du Louvre à une autre. Dumas raconte, en 1864, l'histoire du peintre un an après sa mort, seul et éloigné de tous.
Grâce à la culture, aux traits enlevés et à la verve de Catherine Meurisse, nous plongeons dans l'époque, redécouvrons les combats artistiques du XIXè, prenons la mesure du talent du peintre après avoir découvert son enfance (un miraculé qui a réchappé à une pendaison, un incendie, un empoisonnement et à la noyade !).
Catherine Meurisse laisse les paroles de Dumas résonner et, elle, se charge de la mise en traits et en couleurs. Car c'est là la force de cette BD, c'est la liberté que l'auteur se donne pour oser la couleur dans ses hommages vibrants à Delacroix. Ainsi l'on passe de petites saynètes humoristiques crayonnées qui accompagnent le texte de Dumas à des pages entières où les couleurs explosent en pleine page. Le rythme est parfait, l'hommage est vibrant, pétillant et touchant.
@ lire !
https://www.franceinter.fr/culture/catherine-meurisse-delacroix-est-vraiment-un-album-post-attentat-a-charlie


Plus léger en apparence mais tout aussi cultivé, le tome 2 de 50 nuances de Grecs de Jul (dont j'adore les adaptations animées diffusées sur ma chaîne préférée, Arte)
Même principe que dans le premier tome : une page dense avec un gag, une histoire pétrie de jeux de mots destinée à illustrer un personnage (dieux, déesse, monstres...) et à en souligner une caractéristiques. En regard, un texte non dénué d'humour de C.Pépin qui vise à éclairer notre lanterne, à rafraîchir nos connaissances et à nous faire réfléchir sur la pérennité de la mythologie dans notre monde actuel, voire à délivrer une indispensable leçon de sagesse.
C'est ainsi que les Argonautes lancent le mouvement des « toisons jaunes » en bloquant les ronds-points à la sortie de Corinthe ; que le cheval de Troie est remplacé par un Uber, et que les déesses, excédées par le harcèlement sexuel des Dieux de l'Olympe, lancent le hashtag «#MythToo ».

Plongée savante et subversive dans les classiques de la mythologie gréco-latine, la rencontre hilarante entre les mythes fondateurs et notre société contemporaine est toujours aussi passionnante !  
Cocktail réussi et parfaitement équilibré. 

vendredi 10 avril 2020

Le perroquet

Comment faire, à 8 ans, pour comprendre une maman malade, en proie à des crises impressionnantes qui la laissent exsangue et lui valent des séjours à l'hôpital, où elle part enveloppée dans une camisole de force ? Pas simple déjà pour les adultes alors pour Bastien, c'est compliqué. 
Une maman toujours fatiguée, apathique, sans âge, sans dents de devant (chute dans un escalier ?), est-ce encore une maman ? Ou est-ce un super-héros aux super-pouvoirs comme Jean Grey des X-Men puisqu'elle peut exploser à tout moment ? ou plutôt  un funambule, qui avance sur un fil comme la dame du cirque. Et puis ces séjours dans des établissements spécialisés, ils doivent lui rapporter plein de points de fidélité, non ?


Certes le regard de l'enfance et l’imagination aident Bastien à mettre de la distance mais quand même il n'aime pas quand sa maman revient sans réaction, sans sentiment, sans grande envie. Elle lui manque.... « Je sais que c'est difficile pour toi quand je suis malade et que je dois partir me faire soigner. Je sais que je te manque. Mais je t'assure que tu me manques aussi. Alors quand je ne suis pas là, promets-moi de ne penser qu'aux bons moments que nous avons déjà passés ensemble. D'accord ? »
Heureusement ses grands-parents sont là, toujours prêts à prendre le relais pour l'éloigner, pour l'entourer. Heureusement son père a compris que ces "troubles bipolaires à tendance schizophrénique" nécessitent un traitement lourd et beaucoup d'amour. Tant bien que mal, il fait donc tout pour accompagner sa famille, pour lui dispenser tout l'amour nécessaire. 
D'anecdotes en anecdotes racontées sur 5-6 pages nous permet de construire un portrait kaléidoscopique de cette famille et de la maladie - joli moyen d'apprivoiser le maelström d'émotions liées à la dépression, qu'il s'agisse de l'incompréhension et de la douleur des proches mais aussi de la culpabilité du malade.
Une BD bouleversante qui nous rappelle ce qu'est la dépression, qui nous montre grâce à son graphisme et aux couleurs expressives les alternances entre les moments de crise et les moments de répit. Monstres, noyade, feu... autant d'images symboliques pour donner à voir ce qui s'empare de Marie. 
Quant au perroquet qui donne son titre à l'ouvrage, peluche informe et rudimentaire, il est tellement chargé d'amour que tout le monde souhaiterait en posséder un !
L'auteur Espé se livre et revient avec émotion mais sans pathos sur une partie de sa vie : c'est fort, c'est vrai, c'est beau.


 

jeudi 9 avril 2020

BD confinées

Quelques BD lues en ce début de printemps
Sous le feu corse de Blancou, Camnerou, Pottier
Incendie criminel de la paillote "Chez Francis", au nord d'Ajaccio. 19 avril 1999, les gendarmes d'élite sont sur la sellette. On dépêche sur l'affaire le jeune juge d'instruction Patrice Camberou qui est loin d'imaginer qu'il va se retrouver plongé au cœur d'une affaire d'État. C'est avec détermination et malgré un contexte tendu qu'il va mener son enquête. Magistrat indépendant, il n'hésite pas à convoquer préfet et personnages d'état : les plus hautes sphères du pouvoir sont sur le grill.
Livre-témoignage du juge Camberou cette BD retrace efficacement et de l'intérieur, « l'affaire des paillotes » qui l'a conduit à mettre en examen un préfet de la République et a fait vaciller le gouvernement de Lionel Jospin. Intéressant.

"Chaque homme dans sa vie assiste à la fin d'un monde"
Dans un futur pas si lointain, alors que les données numériques sont devenues essentielles, que les robots sont des mères porteuses en plus de jouer un rôle essentiel dans la vie domestique, les hommes sont-ils encore des êtres à humains à part entière ?
En 2120, le data est devenu si volumineux qu'il faut commencer à effacer des données. Toute archive frappée d'un visa d'élimination par le corps des « Prophètes », chargé d'opérer les choix cruciaux, doit être supprimée. Yves, archiviste humaniste du Bureau des Essentiels, ne peut s'y résoudre. D'autant que pour laisser de la place aux productions des stars niaises de l'époque ou permettre aux gens de multiplier les selfies, il se voit contraint d'effacer das pans de la mémoire culturelle des hommes (2001 l'Odyssée de l'espace, "Funeral Blues" de Auden , La petite sirène de Andersen, "Tristesse" de Musset etc...) Pour les sauver de l'oubli, il sauvegarde clandestinement ces données, plus poétiques que politiques, et les rapporte chez lui pour les stocker dans la mémoire de Mikki, son robot domestique. Une infraction grave à l'éthique de sa profession.
Bien que prévoyant et efficace pour échapper à tous les contrôles, la machine finit par se gripper et l’inévitable se produit.  Heureusement Mikki, le bot, en réchappe et avec lui la promesse que la mémoire ne s'efface pas. Commence alors une fuite éperdue dans la nature revenue à l'état sauvage jusqu'à une vieille bastide où la vie va reprendre. Isi sera dépositaire de la mémoire de son père.....
Une très belle lecture et qui donne à réfléchir.

La maison aux 100 portes (3 tomes) nous plonge dans un univers fantastique où les portes d'une maison bourgeoise laisse entrevoir des mondes parallèles peuplés de créatures étranges : Hécate, Mathusalem et autres....
Un belle ligne claire, des personnages attachants et un scénario sympa. Chez Delcourt.