"Il faut cultiver notre jardin"

jeudi 22 avril 2021

L'autre moitié de soi de Brit Bennett

Tant qu'à faire une formation Podcast, je vous pose là mon premier essai. Certes il est largement perfectible car y a encore plein de choses à régler : son trop fort au début, amorce abrupte etc... mais je ne résiste pas au plaisir de partager une très belle lecture.

jeudi 15 avril 2021

BD à gogo

 Vacances précoces, c'est aussi le moment de se plonger dans quelques volumes dessinés.

Dans Il fallait que je vous le dise, Aude Mermilliod aborde avec sincérité et force la question de l'IVG. Sa rencontre avec Martin Winckler - célèbre médecin romancier ayant épousé la cause des femmes- fut déterminante. Elle nous raconte donc de l'intérieur l'épreuve que constitue l'IVG : sentiments contradictoires, peur, douleurs, souffrance, elle n'y va pas par quatre chemins et se raconte. Dans la deuxième partie, elle évoque sa rencontre avec Marc Zaffran médecin engagé contre les violences obstétricales. La BD se fait récit de l'avortement par celle qui le subit et par celui qui le pratique. Deux parties distinctes (je préfère la seconde) où deux voix se rejoignent et se mêlent dans la revendication de la liberté à disposer de son corps. Cette BD n'est pas forcément parfaite mais elle est juste et vraie. 

Voltaire le culte de l'ironie de Beuriot et Richelle nous offre une plongée dans la vie du grand philosophe.


Celui-ci, au crépuscule de sa vie, reçoit dans son château de Ferney, un certain Lassalle qui souhaite écrire une biographie. Au gré des échanges, les deux hommes reviennent sur les épisodes marquants de la vie du sieur Arouet. Et c'est avec plaisir que l'on relit ses hauts faits d'armes, que l'on revient sur sa jeunesse et ses frasques mais aussi que l'on retrouve certains de ses grands combats (Calas, le chevalier de la Barre). C'est aussi le Voltaire intime qui nous est dépeint, sa vie sentimentale et intellectuelle - notamment avec Émilie du Châtelet - mais aussi ses contradictions internes (son dégoût de l'infâme et la restauration d'une Église, sa générosité à l'encontre des pauvres et sa soif de profit, sa critique des puissants et son esprit courtisan. Bref, c'est l'homme dans sa vérité nue, englué dans ses contradictions qui est campé dans ces pages. On y passe sans transition du présent (celui de l'époque) au passé, sans que rien n'avertisse de ce récit rétrospectif, ce qui est parfois déroutant. par ailleurs, les traits de Voltaire ne sont pas très réussis et l'on peine parfois à distinguer certains personnages des autres. Un travail indéniable en terme de recherches historiques mais aussi de colorisation. Une BD agréable qui fait renaître la malice, l'esprit et l'ironie d'un auteur qui a mis sa plume au service des ses idées.

 

Les Zola de Meliane Marcaggi et Alice Chemana est une belle BD au graphisme très réussi. Elles nous racontent le Zola intime de ses débuts jusqu'à sa mort. Et c'est surtout à l'homme que les auteurs s'intéressent, à l'homme et aux femmes qui n'ont jamais cessé de l'accompagner toute sa vie. On le suit à ses débuts et auprès de ses amis, figures artistiques majeures en devenir (Cézanne, Monet, Manet, etc.). Il fait la rencontre de la vivante et énigmatique Alexandrine, alias Gabrielle, devenue modèle afin d'échapper à sa condition d'ouvrière.Et c'est elle qui va sans relâche, non sans douleur, le soutenir et l'engager à suivre sa voie d'écrivain. Un beau portrait de femme forte et digne, reléguée dans l'ombre mais essentielle au triomphe de Zola. Des aquarelles superbes qui donnent parfaitement à voir l'atmosphère. Une réussite !

 


Migrant
de Giovanni Rigano (dessins), Eoin Colfer et Andrew Donkin est un album coup de poing qui nous entraîne sur la route d'Ebbo, bien destiné à rallier l'Europe pour y retrouver sa sœur Sisi. Avec Kwame son frère, il va affronter la violence, les dangers, la cupidité des passeurs qui font commerce du désespoir d'hommes, de femmes et d'enfants. Du Ghana à un minuscule canot pneumatique perdu en Méditerranée en passant par le désert, Ebbo aura tout vécu et tout connu. Le mépris des jeunes de son village à l'égard de sa sœur partie, la peur d'avoir été abandonné par son frère Kwame, la soif intense, la débrouille et les menus boulots pour récolter pièce après pièce le pécule destiné à payer leur passage, la violence et la cupidité, la peur permanente de mourir, sans jamais pourtant perdre l'espoir. Ebo, petit migrant à la voix d'ange n'a de cesse de réconforter son frère, très protecteur à son égard, et leurs amis rencontrés au gré de leur périple. Ce récit, raconté avec une alternance entre le passé et le présent retrace le périple éprouvant de ce personnage fictif dont la vie est imprégnée de toutes celles des migrants qui, chaque jour, cherchent à atteindre l'Eldorado que représente l'Europe à leurs yeux. Ce récit rappelle les conditions atroces dans lesquelles des individus traversent et meurent mais il révèle aussi la solidarité qui lie tous ces compagnons d'infortune, victimes de violences et de racket quand ce n'est pas la mort qui met un point final à leurs rêves de vie meilleure. Un récit touchant et essentiel.

"Vous qui qualifiez les étrangers d'"illégaux", vous devez comprendre qu'aucun être humain n'est "illégal. C'est un contresens. Les êtres humains peuvent être beaux, voire très beaux, ils peuvent être gros ou minces, ils peuvent avoir raison ou tort, mais "illégal" comment un être humain peut-il être "illégal" ? "Elie Wiesel

mardi 13 avril 2021

D'un Goncourt à l'autre

 Début des vacances forcées, je fonce, comme nombre d'entre nous, au CDI du lycée remplir mon tote bag afin d'aérer les ouvrages qui peuplent les étagères de ce lieu. Et, sans le faire exprès, j'emporte avec moi deux Goncourt. Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu (2018) et L'ordre du jour d'Eric Vuillard (2017)

Le premier nous plonge dans l'univers des hauts fourneaux à l'arrêt, dans une vallée désindustrialisée de l'Est où le temps se traîne, surtout l'été quand on ne sait pas vraiment que faire pour s'occuper. On peut toujours se rendre au bord du lac, essayer d'y draguer les filles. Août 1992. Anthony, 14 ans, et son cousin décident de voler un canoë - un peu de frisson ça ne peut pas faire de mal - pour aller voir ce qui se passe du côté de la plage naturiste. Vol, sang, adrénaline, coup de foudre, tel est le cocktail des premières pages de ce roman puisque le petit Anthony va tomber raide dingue amoureux de Stéphanie. Et c'est parti pour la valse-hésitation des sentiments, pour les errements amoureux. 

Hacine, Coralie, Steph, Anthony et les autres zonent à Heillange et ils ne rêvent d'ailleurs que d'un chose : en partir ! Vie calme des parents, vie morne des adolescents : menus larcins, drogue, alcool, beaucoup d'alcool, sexe.. tout est bon pour se donner des frissons. Mais au fond d'eux, ils savent très bien que leur vie ne vaut pas grand chose, qu'ils n'ont pas grand avenir dans ce bled, dans cette cambrousse. Pour quitter ces zones pavillonnaires ternes, les ZAC bétonnées, les friches industrielles abandonnées, il leur faut trouver (s'inventer ?) un ailleurs attirant, lumineux et séduisant. Pour l'un ce sera le service militaire, pour l'autre le Maroc et la dope, pour Steph ce seront les études à Paris. Elle est d'ailleurs la seule à s'extirper de ce marasme glauque et de cette France de l'entre-deux où il ne se passe rien.

Quatre parties, quatre étés, quatre chansons - de Smells Like Teen Spirit à I will survive, hymne de la Coupe du monde 98 - Nicolas Mathieu nous raconte le parcours de ces adolescents et de leurs parents, usés par le travail et la vie. Et elle n'est pas rose, cette vie qui s'enlise dans la médiocrité, la beaufitude, cette vie ponctuée d'apéros trop arrosés, de Picon bière, de coups de gueule et de bagarres. Sans oublier le mépris, l'amour fané et les rêves envolés des ex-midinettes de 18 ans.

C'est toute une époque, le récit d'une adolescence qui refuse un "à peu près", du "raisonnable" et qui veut vivre vite, à fond, s'oublier, s'échapper à toute vitesse. « De la vitesse, de l'oubli, à l'infini ». Entre rage et acceptation, entre déclin et élévation, entre jouissance et décence, le récit campe des personnages  agaçants, paresseux, indolents, minables parfois mais tellement vrais qu'ils en deviennent attachants.  Ce récit est aussi celui du désenchantement de la jeunesse incandescente, d'un adieu à l'enfance et d'un face à face avec une réalité crue et dure et implacable. Car il est aussi question de la panne de l'ascenseur social, du fossé qui ne cessera jamais d'exister entre les fils de prolos ou d'immigrés et les filles de petits bourgeois de province. Un livre rude et lumineux à la fois qui nous emporte aux côtés de ces jeunes pour qui on voudrait le meilleur mais que Nicolas Mathieu nous présente englués dans l'immobilité de la société. (9 avril)

 

L'ordre du jour est un récit qui évoque les coulisses de l'Anschluss du 12 mars 1938. Et si l'armée triomphante des nazis n'était finalement qu'un mythe et une jolie manipulation des foules par les images ? Une question qui entre singulièrement en résonance avec notre époque peut-être.


20 février 1933 au Reichstag, les patrons de tout ce que l'Allemagne compte d'industries florissantes - Krupp, Siemens, Bayer, Opel, etc…-  se retrouvent face à Goering. Tout nouveau président du Reichstag, il les toise et les prend de haut car, ce qui lui importe, c'est qu'ils financent les élections du 5 mars, en échange de la promesse de rétablir ordre et souveraineté en Allemagne - essentiels au bien-être de l'industrie. Ils sont donc 24 patrons, très chics et dont les intérêts vont rejoindre ceux du nouveau chancelier, Adolf Hitler qui daigne même leur rendre une petite visite. Et Eric Vuillard de rappeler : « Ils sont là, parmi nous, entre nous. Ils sont nos voitures, nos machines à laver, nos produits d'entretien, nos radios-réveil, l'assurance de notre maison, la pile de notre montre. Ils sont là partout, sous forme de choses. Notre quotidien est le leur », comme pour mieux souligner leur compromission avec un régime qu'ils ont soutenu pour la plus grand bien de leurs entreprises. Et l'auteur de nous raconter, non sans ironie et causticité, différentes scènes qui ont ponctué cette marche infernale et débridée vers l'Anschluss et tout le reste qu'annonce de manière prémonitoire la peinture de Louis Soutter reclus dans l'asile de Ballaigues : "un long ruisseau de corps noirs, tordus, souffrants, gesticulants ... Une grande danse macabre."
On a donc le récit du duel de dictateurs entre Hitler et Schuschnigg. C'est celui qui en impose le plus et éructe sans cesse qui écrase l'autre : l'autrichien après bien des atermoiements capitule. Vuillard évoque aussi le grain de sable dans la mécanique des panzer qui aurait pu ridiculiser l'invasion du voisin autrichien : une armée en panne et des panzer qui ont fait le déplacement sur des trains de nuit ! La scène cocasse au 10 Downing Street se fait grinçante. Lors d'un dîner von Ribbentrop, ambassadeur d'Allemagne en Angleterre n'a pas manqué de verve pour occuper l'espace de la conversation, rivalisant de prouesses tennistiques et abreuvant Chamberlain, Churchill et Cadogan de banalités et de fadaises pendant que l'Allemagne est tranquillement en train d'envahir l'Autriche. Comptant sur la grande (trop grande) politesse britannique, il a sans vergogne détourné Chamberlain de son travail et l'a empêché de réagir à la note du Foreign office qui lui annonçait cette terrible nouvelle. Toutes ces scènes sont autant de capitulations et de compromissions face aux rodomontades et à la grossièreté d'une bande de criminels violents et abjects. Cet échec des puissants et des hommes politiques s'oppose d'ailleurs à la dignité avec laquelle certains humbles, sans-grade, des Alma Biro, des Karl Schlesinger, des Helene Kuhner, des Leopold Bien ont, eux, choisi de se donner la mort pour résister à l'Anschluss.
 Un texte fort mené avec brio et intelligence qui pose constamment la question de l'ignorance ou  de la légèreté, de l'aveuglement ou de la crédulité, du laxisme ou du manque de courage des dirigeants de l'époque. (12 avril)