"Il faut cultiver notre jardin"

jeudi 26 mars 2020

Le regard éloigné en BD

Guy Delisle et sa famille s'installent pour une année à Jérusalem. Mais pas évident de se repérer dans cette ville aux multiples visages, animée par les passions et les conflits depuis près de 4 000 ans. Au détour d'une ruelle, à la sortie d'un lieu saint, à la terrasse d'un café, le dessinateur laisse éclater des questions fondamentales et nous fait découvrir un Jérusalem comme on ne l'a jamais vu.

Chroniques de Jérusalem est tout à la fois carnet de voyage, reportage, qui nous montre l'imbroglio historique, géopolitique et religieux de cette région que se disputent deux peuples, à grand renfort de colons extrémistes d'un côté et de guerre des pierres de l'autre mais aussi chronique familiale. Une BD intéressante dans laquelle l'auteur se met en scène découvrant une culture et un mode de vie qui ne sont pas les siens.
Un roman graphique simple en apparence mais qui ouvre aussi des pistes de réflexions pour le lecteur.




Les Mohamed est aussi un roman graphique, inspiré par l'ouvrage Mémoires d'immigrés de Yamina Benguigui.
Jérôme Ruillier nous fait (re)découvrir l’histoire de l’immigration maghrébine à travers des témoignages poignants (en trois parties : les pères, les mères, les enfants), qui rendent compte de la quête d'identité et des effets au quotidien du racisme.
Les pères sont les premiers à avoir quitté le Maghreb et franchi la Méditerranée. Célibataires ou séparés de leurs familles, ils s'entassent dans des foyers Sonacotra. Khémaïs, Abdel ou Ahmed, en France, tout le monde les appellent Mohamed. Ils ont répondu à l'appel de la France qui a besoin de main-d'oeuvre pour ses usines sans imaginer qu'ils seraient réduits à des conditions de vie indignes. Puis vient le tour des mères qui ont souvent du mal à concilier leur culture et les usages de la France et enfin les enfants. Témoignages très forts qui rappellent des heures peu glorieuses pour la France dont les rapports avec ses anciennes colonies ont malheureusement souvent un goût amer.
Un roman graphique « coup de poing », essentiel, alors que la question de « l’identité
nationale » ressurgit de temps à autre, vaste machination à désigner l’Autre comme l’ennemi de l’intérieur. 

samedi 21 mars 2020

La panthère des neiges

Sylvain Tesson aime les défis, en voici un qui nous emmène jusqu'au Tibet, sur des hauts plateaux à plus de 6.000 mètres d'altitude et dans un froid glacial approchant souvent les –34°. Pourquoi donc ? pour approcher et voir un animal mythique dont il reste moins de 6.000 spécimens !
"- Tesson ! Je poursuis une bête depuis six ans, dit Munier. Elle se cache sur les plateaux du Tibet. J'y retourne cet hiver, je t'emmène.
-Qui est-ce ?
-La panthère des neiges. Une ombre magnifique !
-Je pensais qu'elle avait disparu, dis-je.
-C'est ce qu'elle fait croire."  
Ces lieux où se trouve cette reine, ce magnifique animal, se situent entre la Mongolie et le Tibet. C'est là que Tesson et le fabuleux photographe animalier Vincent Munier nous emmènent. Ils ne vont cesser d'arpenter des étendues balayées par le vent, faire l'ascension de pentes raides, d'organiser des affûts pour tenter - ne serait-ce qu'une fois - de voir la sérénissime se montrer. Sauf que nous, nous restons bien au chaud, lovés sur nos canapés ou installés sous nos couettes ! 
Et le voyage en vaut la peine, nous découvrons l'affût, les ascensions,  les roches enneigées, un monde rude et peu hospitalier, les bivouacs non loin des yacks et des loups. Véritable invitation à (re)découvrir la nature, à observer le vivant, à s'effacer en tant qu'être humain, cet ouvrage célèbre la force de la nature et nous invite à préserver ce qui peut encore l'être. Et notamment, des animaux plus que rares, en danger car menacés de disparition.

"J'avais appris que la patience était une vertu suprême, la plus élégante et la plus oubliée. Elle aidait à aimer le monde avant de prétendre à le transformer. Elle invitait à s’asseoir devant la scène, à jouir du spectacle, fut-il un frémissement de feuille."

Puissance et grâce du style, courts chapitres denses qu'il faut prendre le temps de savourer pour ce qu'ils sont, Sylvain Tesson manie humour, calembours, aphorisme pour nous livrer des réflexions puissantes et justes, toujours imprégnées d'une grande lucidité.

"Je venais de le comprendre : le jardin de l'homme est peuplé de présences. Elles ne nous veulent pas de mal mais elles nous tiennent à l’œil. Rien de ce que nous accomplissons n'échappera à leur vigilance."
Le récit se termine en Chine à Chengdu sur des réflexions qui peuvent faire écho à la situation inédite que nous vivons. Je vous laisse méditer.....
"La Terre avait été un musée sublime.
Par malheur, l'homme n'était pas conservateur"
"Nous en avions fini avec la Terre.
L'univers allait à préset apprendre à connaître l'homme.
L'ombre gagnait.
Adieu panthères !"

lundi 16 mars 2020

Miroir de nos peines

Dernier volet de la trilogie de Pierre Lemaître, on se précipite dessus, on se plonge dedans, on apprécie page après page en essayant de ne pas se précipiter ...
Avril à juin 1940, Paris, la débâcle et l'exode.
Dans Miroirs de nos peines, il  y a Louise, jeune femme qui a connu et aimé , enfant, Édouard Péricourt , la gueule cassée du premier tome, frère de Madeleine. Elle est devenue institutrice et aussi serveuse chez Jules,  patron de bistrot parisien au coeur énorme.  Il y a Gabriel, le prof de mathématiques un peu falot devenu sergent-chef flanqué du caporal, Raoul, gaulois téméraire, débrouillard et insoumis, toujours dans des combines un peu louches. Il y a aussi Fernand, garde mobile, chiffonnier à ses heures et Désiré, un génial acteur polymorphe. 

Tous ces personnages n'ont a priori rien à voir entre eux mais Pierre Lemaître va tisser sa toile autour d'eux et nous emporter dans un tourbillon d'aventures assez échevelées, de la ligne Maginot  aux routes de l'Exode, de Paris aux bords de Loire. Et c'est ainsi que nous suivrons l'exode pénitentiaire de la prison parisienne du Cherche-Midi vers le camp de Gurs, peu glorieuse épopée pour notre armée. Nous assisterons à la destruction de billets d'une valeur de milliards de francs par la banque de France pour éviter que les Allemands ne s'en emparent. véritables épisodes historiques auxquels Pierre Lemaître va ajouter  le sabotage du pont de Tréguière ou la vie dans le fort du Mayenberg, sans oublier des épisodes de son cru, parfois rocambolesques. Une belle trame narrative, menée de main de maître,  une scène d'ouverture du roman spectaculaire et particulièrement puissante. 
Bref, un bel opus même si, au final, ce n'est peut-être pas le meilleur du fait de ce choix de destins croisés qui empêche par endroit d'approfondir certains personnages ou de les suivre dans la durée.
Mention spéciale à Désiré qui revêt toutes sortes d'identités en véritable caméléon.