"Il faut cultiver notre jardin"

dimanche 25 octobre 2020

Broadway

 J'ai découvert Fab Caro grâce à sa sublime BD Zaï Zaï Zaï. 

Une année de plus et voici qu'on offre, pour l'occasion, son dernier opus, car, oui, Caro signe aussi des romans en plus de ses BD grinçantes et mordantes. Axel a 46 ans, il a tout pour être heureux : une femme et des enfants sympas, un emploi. Il vit dans une maison située dans un lotissement où s'organisent des barbecues sympas comme tout et même la perspective du paddle à Biarritz avec un couple d'amis l'été prochain...  Bon ça, ça l'enchante moins, de même, en fait, que les sempiternels apéros avec le voisin avec lequel il est obligé de boire du whisky pour faire viril. Bref, sa vie se passe plutôt bien avec quelques compromissions, mais qui n'en fait pas ? 

Jusqu'au jour un courrier de l'Assurance maladie, arrivé 4 ans trop tôt, fait dérailler la tranquillité de sa petite vie. Certes il n'est pas concerné par l'examen de contrôle du cancer colorectal mais si ce n'était pas une erreur ? A ceci s'ajoutent le chagrin d'amour insondable de sa fille aînée qui ne cesse de lui demander de l'aide (et d'aller prier pour obtenir les pires horreurs pour sa rivale) et le dessin pornographique réalisé par son fils sur un cahier (bon le dessin montre deux profs dans la position de levrette. Bref, ça tangue dur et Axel se débat dans un maelström de soucis qu'il tente de régler. L'auteur nous plonge dans les pensées du personnage et nous immerge dans ses contradictions, ses interrogations et toutes les hypothèses qu'il échafaude face aux situations somme toute pas si compliquées. car Axel est une sorte de anti-héros qui peine à prendre les bonnes décisions, qui se fait d'un monticule une montagne, qui se noie dans un verre d'eau (même pas coupé au whisky). Certes il a rêvé - comme tout le monde - d'une vie scintillante qui ressemble à une comédie musicale mais ses atermoiements et sa légère inadaptation au monde lui laissent seulement assister à un spectacle de fin d'année foireux. Certes c'est de la danse mais on est loin des comédies musicales de Broadway. Heureusement donc qu'il a une imagination débordante qui lui permet, de temps à autre, de tout quitter, de s'évader à Buenos Aires, au lieu de rentrer du travail et d'aller à l'apéro chez les voisins.

Une lecture agréable et drôle, pas si hilarante que ça du fait du protagoniste un peu paumé et au regard doux-amer sur la vie. 

vendredi 23 octobre 2020

Héritages

J'ai découvert Miguel Bonnefoy avec Sucre noir que j'avais beaucoup apprécié. C'est donc avec plaisir que j'ai plongé dans son nouvel opus.

Héritages, en plus de conter une saga familiale, nous emmène au Chili pour mieux revenir dans le Jura. Car c'est l'histoire d'expatriés français au Chili qu'il voulait exhumer. Tout commence donc au XIXè dans le Jura et par l'extinction lente et inéluctable des vignes du fait du phylloxera. Le dernier cep de vigne va donc prendre la mer dans la poche du patriarche qui, à son débarquement au Chili, se verra rebaptisé Lonsonier. Déraciné et loin de sa patrie, il va néanmoins apprivoiser ce nouveau pays. La belle demeure située rue Santo Domingo et dissimulée derrière ses citronniers va abriter plusieurs générations qui vont traverser les soubresauts de l'Histoire, des tranchées de la Somme jusqu'au ciel britannique déchiré par les Messerschmitt en passant par les geôles de Pinochet. Hauts en couleurs et fantasques, forts caractères, les Lonsonier ont chacun leur tour le droit au récit de leurs aventures. Lazare le poilu chilien et sa dulcinée Thérèse ornithologue dont la volière fantastique semble une métaphore du microcosme familial, Margot l'aviatrice intrépide et véritable pionnière et Ilario Da son fils révolté militant d'extrême-gauche pro-Allende deviennent tour à tour les maillons d'une chaîne ininterrompue, chacun étant confronté à un dilemme qui déterminera le destin de son descendant. Ou quand l'héritage n'est pas une question d'argent mais plutôt de convictions et de choix essentiels.

Cette famille entre deux continents, entre deux cultures se laisse aisément conter grâce au génie de l'auteur qui campe de beaux personnages sans oublier de nous donner les clés d'un contexte historique essentiel, s'autorisant même quelques incursions vers le fantastique. Ce n'est jamais verbeux, jamais démonstratif car Miguel Bonnefoy réussit le tour de force d'évoquer deux guerres mondiales, une dictature et ses exactions avec une concision et une précision remarquables sans que jamais l'histoire ne prenne le pas sur ses personnages qui célèbrent chacun leur tour l'énergie vitale et une force de vie qui vient à bout de toutes les épreuves. Un style sensuel, sobre et de belles phrases ciselées pour un roman qui évoque la migration, l'exil, le déracinement mais surtout le mélange de cultures qui se conjuguent en un seul héritage.

@ lire ! 

jeudi 22 octobre 2020

BD d'automne

 Peau d'homme de Hubert et Zanzim est une belle histoire qui interroge la question du genre. Reprenant les codes du conte, les auteurs en font un petit récit libertin à la manière de Crébillon.

   Renaissance, mœurs corsetées et mariages arrangés : tout ce bel équilibre va être bouleversé dans la famille de Bianca. Issue d'une bonne famille italienne, elle est en âge de se marier. On lui a trouvé un fiancé : très au goût de ses parents car issu d'une famille de riches marchands, plutôt joli garçon, Giovanni a tout pour plaire.  Mais c'est sans compter sur le caractère affirmé de la jeune promise qui n'a guère envie de s'en laisser compter. Elle aimerait, comme la Silvia du Jeu de l'amour et du hasard, connaître son futur époux avant que le mariage ne soit célébré : en effet, pourquoi épouser un homme dont on ignore tout ? Question on ne peut plus moderne pour l'époque. Grâce à sa tante, elle va trouver le moyen de satisfaire sa curiosité et même plus.  Les femmes de sa famille possède un secret détenu qu'elles se lèguent depuis des générations : une « peau d'homme » ! En la revêtant, Bianca devient Lorenzo et bénéficie de tous les attributs d'un jeune homme à la beauté stupéfiante. Une fois revêtue de cette peau, le monde des hommes s'offre à elle. Ainsi, elle peut apprendre à connaître son fiancé dans son milieu naturel. Mais Bianca  va plus loin et s'affranchit des limites imposées aux femmes : elle découvre l'amour et la sexualité. 

Un récit rondement mené, dynamique et drôle qui, outre le fait qu'il rappelle la morale de la Renaissance interroge aussi notre siècle. Une vision très féministe qui aborde des questions essentielles : pourquoi les femmes devraient-elles avoir une sexualité différente de celle des hommes ? Pourquoi leur plaisir et leur liberté devraient-ils faire l'objet de mépris et de coercition ? Comment enfin la morale peut-elle être l'instrument d'une domination à la fois sévère et inconsciente ? A ces questions s'ajoutent celle de la tolérance, du fanatisme religieux (incarné par le frère de Bianca à qui il adresse cette réplique cinglante «Eh, moinillon ! Qui crois-tu tromper avec tes airs dévots ? Tu n'es qu'un hypocrite ! Avant nous étions fiers de notre ville ! Maintenant nous détruisons ses statues, ses peintures, tout ce qui en faisait la beauté ! Tout ça à cause d'un moinillon obsédé par la chair, rendu à moitié fou par les frustrations ! Va baiser, laisse nous vivre ! »). 

Une grande leçon de tolérance et une belle invitation à penser par soi-même.


Une autre histoire d'amour, racontée en remontant le temps ! 

"Tu es trempé! je suis désolée. Tu m'attends depuis longtemps?... Depuis 37 ans". C'est ainsi que commence cet album. Zéno attend Ana depuis 37 ans. C'est à elle qu'il téléphone depuis le pont des navires qui l'ont fait traverser mers et océans, c'est à elle qu'il écrit des lettres qu'il place dans des bouteilles lancées à la mer ou glissées dans des enveloppes sans nom d'expéditeur. Ce libraire proche de la retraite qui a mis quarante à temps à terminer sa thèse sur la manière dont on peut remonter le temps (tiens, tiens...) est un esprit libre, un voyageur, un homme mystérieux qui semble incapable de se poser. Face à lui, il y a Ana, sexagénaire pimpante dont le cœur commence peut-être à fatiguer mais qui s'est donnée corps et âme à la mairie qu'elle vient de quitter. Femme de Giuseppe, mari tendre, compagnon patient et père de leur fille, Ana est une battante qui ne se voit pas vivre ailleurs que dans sa ville.

Et ces deux êtres s'aiment d'une passion platonique et éternelle. Nous sommes conviés à remonter aux sources de leur amour impossible et intarissable. Chapitre après chapitre (de 20 à 1), on découvre à rebours les divers événements qui ont jalonné leur romance. Nous remontons ainsi la chaîne des malentendus, des errements, des flottements qui expliquent leurs vies séparées mais tellement proches à la fois.

- Donc, Lune et Terre vivre toujours séparées ?
- En réalité, c'est leur manière d'être ensemble. Si elles se heurtaient, elles causeraient beaucoup de dégâts. 

Une trouvaille géniale que cette narration à rebours, portée par une ligne claire et un joli travail de coloriste. Des dessins plutôt sobres mais précis, des couleurs douces et chaudes.