De Carrère, cela faisait longtemps que je n'avais rien lu : dernier essai en date, Limonov, que j'avais trouvé indigeste. Mais là, le titre, le sujet m'ont donné envie de renouer avec cet auteur. Et je n'ai pas été déçue.
Ce dernier opus brasse des sujets a priori bien différents voire antagonistes : le yoga, les attentats et la dépression. Mais, en réalité, ces sujets sont intimement liés puisqu'ils constituent l'auteur et on le comprend à la fin de l'ouvrage.
Sa pratique intense du yoga depuis des dizaines d'années permet à Carrère d'évoquer avec beaucoup d'humour cette discipline et ses dérives -notamment le stage effectué dans le Morvan qui a des allures de stage commando ou de stage de survie - mais aussi tout ce qu'elle apporte. Son savoir est grand en la matière et c'est avec un certain plaisir que j'y ai retrouvé des éléments de définition glanés au travers de ma pratique personnelle et des diverses formations suivies. L'auteur se met en scène sans condescendance, il gratte et appuie là où ça fait mal, ne se ménage pas. Certes c'est souvent assez narcissique mais l'on sent qu'il en va de l'équilibre de celui qui se tient sur un fil : sa plume l'aide à ordonner, à agencer des fragments, des bribes, des éclats de vie.
Car des éclats, il y en a. A commencer par la mort de son ami Bernard Maris (qui lui vaudra une rocambolesque exfiltration du stage dans le Morvan) et les attentats de Charlie mais aussi l'internement de Carrère, les traitements chocs et le diagnostic implacable : dépression, bipolarité. Sans oublier son séjour à Lesbos auprès des réfugiés et des fracassés par le miroir aux alouettes que constitue l'Europe. Vous me direz, c'est le chaos son bouquin ! et oui c'est un chaos, un chaos intérieur et intime que Carrère cherche à ordonner (ou pas) en le couchant sur le papier. Mais c'est bien plus que ça, c'est aussi un miroir qu'il nous tend. Il nous propose, l'air de rien, de réfléchir à nos petites vies (d'autres que la sienne), à nos compromissions, à notre égoïsme, à notre agitation vaine et mortifère.
Ce récit qui fonctionne comme une suite de notes, de fragments qui décrivent une vie (jusque dans sa plus crue intimité) constitue aussi et surtout un hommage vibrant à son éditeur de cœur Paul Otchakovsky-Laurens. Si on est parfois agacé par Carrère, critique quant à l'apparente facilité d'écriture et de ton, il faut accepter de se laisser emporter jusqu'au bout par ce récit qui interroge de manière intelligente les codes de la narration et du roman.
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