"Il faut cultiver notre jardin"

mercredi 27 mai 2020

In Wawes

Un formidable roman graphique sublime et doux, grave et léger. Un hommage vibrant à une jeune femme pleine de vie trop tôt partie du fait d'un cancer des os.
Aj Dungo raconte avec pudeur et sensibilité son histoire, sa traversée du deuil et les sentiments qui l'habitent, semblables aux mouvements de la vague, aux sensations que l'on éprouve quand on va à la recnontre de la vague, que l'on cherche à rester sur la crête.
De leur rencontre jusqu'à leur séparation, le narrateur nous raconte leur parcours amoureux mais aussi leur parcours aquatique. Car Kirsten est passionnée de surf  et avec elle Aj Dungo va s'initier à ce sport qui permet d'épouser la mer et les vagues.
Peu de temps après leur rencontre Kirsten apprend qu'elle est atteinte d'un cancer des os : les médecins décident d'amputer sa jambe pour éviter la progression de la maladie : cette épreuve va souder le couple et ses amis. Mais la maladie sera plus forte malgré les traitements et les opérations, malgré la volonté et l'énergie dépensée par tous ceux qui entourent Kirsten et malgré la noblesse et le calme de la jeune femme.
En parallèle de leur passion amoureuse et de leur amour pour le surf et l’océan, Aj Dungo nous offre une histoire de ce sport et son évolution. C'est ainsi que j'ai découvert deux précurseurs du surf et de la planche, l'hawaïen Duke Kahanamoku, le poisson humain, et l'américain Tom Blake. Cette alternance entre le récit intime et le précis historique est marquée par une alternance de couleurs : bleu pour l'histoire du narrateur et sépia pour l'histoire du surf. Autant de respirations dans la progression inéluctable du crabe mais aussi autant de pensées dirigées vers celle qui est partie trop tôt.
Un album bouleversant mais sans pathos et avec beaucoup de retenue même si les émotions sont palpables. Bravo l'artiste !

dimanche 24 mai 2020

La loi de la mer

Un énorme coup de cœur pour un livre coup de poing !

"La mer respire, à la différence du ciel.
La mer donne et prend quand elle le décide, comme le ciel.
La mer, cette même mer où je viens d'arriver accompagné par les canaux, qui baigne toutes les côtes d'Europe, est maintenant remplie de corps morts, ces migrants naufragés dans l'Odyssée du désespoir."
 Lampedusa est un nom qui, depuis trop longtemps, est synonyme de drame et de souffrances humaines. Pendant trois ans le dramaturge et écrivain italien, d'origine sicilienne, Davide Enia, s'est rendu sur ce rocher pour s'approcher de la tragédie humaine qui se joue dans les eaux de la Méditerranée, devenu un gigantesque cimetière. Il y recueille les témoignages de tous ceux qui œuvrent au mieux et avec des moyens de fortune pour maintenir un semblant d'humanité aux portes de notre belle Europe. Du plongeur qui ne cesse de se demander s'il n'aurait pas du sauver cette femme et son enfant plutôt que les trois personnes qui étaient plus près de lui, aux pêcheurs - vigies des mers- sans oublier les habitants, les ONG qui se démènent pour sauver des vies et aider les réfugiés à renaître, à se reconstruire, à reprendre foi dans l’humanité.
"Ici on sauve des vies. En mer, toutes les vies sont sacrées. Si quelqu'un a besoin d'aide, on lui porte secours. Il n'y a ni couleur de peau, ni ethnie, ni religion. C'est la loi de la mer." (p 12) 
Car ils en ont vu et vécu des horreurs et des bassesses ceux qui débarquent, exsangues, transis et à la limite de l'épuisement. Véritables Ulysse modernes, ils viennent du Congo, du Niger, d'Angola et même du Népal et leur Odyssée est un véritable chemin de croix. Ils débarquent dans un état indescriptible : affamés, déshydratés, femmes aux corps abîmés par le mélange pétrole, eau salé, urine qui croupit dans le fond d'embarcations de fortune (seuls les hommes ont le droit de s'asseoir sur les boudins des canots) sans oublier les viols à répétition, les violences subies du fait de régimes totalitaires.......
Dans un style tout en retenu, empreint d'une humanité profonde, Davide Enia nous plonge au cœur de la tragédie qui continue à se jouer dans les eaux profondes de notre mare nostrum.
A ce fil, Davide Enia en tisse un autre, plus personnel, puisque ces séjours à Lampedusa sont aussi des moments où il cherche à réinventer sa relation au père. Cardiologue à la retraite, ce dernier pratique la photographie en amateur. Il accompagne volontiers son fils dans l'idée d'illustrer le reportage de ce dernier. Démarre alors une belle redécouverte des liens filiaux où l'art (écriture, poésie et photo) devient un formidable médiateur entre deux taiseux enfermés dans des schémas machos (ils sont siciliens). La maladie de l'oncle Beppe les affecte tous les deux et résonne avec le sort des disparus en mer : ce truculent tonton (mention spéciale à la scène du match de foot) va leur permettre de franchir le fossé de silence qui s'était creusé entre eux. Son combat face à un cancer inexorable inspire des pages profondément touchantes.
Ces deux fils narratifs sont intimement liés et questionnent avec pudeur et retenue notre condition d'être humain, notre rapport à l'autre. Souvent la gorge se sert et le regard s'humidifie : force des mots et des images maniés par cet auteur pour dire son amour de la vie.
Un livre bouleversant

"Il y aura une épopée Lampedusa. Des centaines de milliers de personnes ont transité par cette île. Il manque encore une pièce dans la mosaïque, aujourd’hui : l’histoire de ceux qui migrent. Nous n’avons pas les paroles pour dire leur vérité. Nous pouvons nommer la frontière, le moment de la rencontre, montrer des documentaires sur les corps des vivants et des morts. Raconter les mains qui soignent, et celles qui érigent des barbelés. Mais l’histoire de cette migration, c’est eux qui nous la raconteront, ceux qui sont partis pour aborder sur nos rivages, à un prix qu’on n’imagine même pas. Il faudra des années. Ce n’est qu’une question de temps, mais c’est eux qui nous expliqueront leurs itinéraires et leurs désirs, qui nous diront les noms de ceux que les trafiquants d’êtres humains ont massacrés dans le désert, et la quantité de viols à laquelle une très jeune fille peut survivre pendant vingt quatre heures. Eux qui nous diront le prix exact d’une vie sous ces latitudes. Ils feront le récit, pour nous et pour eux même, des prisons libyennes et des coups reçus à toute heure du jour et de la nuit, de la mer aperçue soudain, après des jours et des jours de marche forcée, du silence qui tombe quand le sirocco se lève et qu’on est cinq cents sur un bateau de pêche de vingt mètres où l’eau monte peu à peu depuis des heures. C’est eux qui auront les mots pour décrire ce que veut dire aborder la terre ferme après avoir échappé à la guerre et à la misère, pour suivre leur rêve de vie meilleure. Qui nous expliqueront ce que l’Europe est devenue, qui nous montreront, comme dans un miroir, ce que nous somme devenus."(p 152)

mercredi 20 mai 2020

Idaho

Dès les premières pages on sait que le pire est arrivé. Jenny a sauvagement et sans raisons apparentes tué sa plus jeune fille, May 6 ans, à coup de hache. L'aînée, June, neuf ans, a disparu.
Idaho, 1995, tout bascule pour cette famille qui était partie en montagne ramasser du bois par une chaude journée d'août. Jenny est condamnée et incarcérée, Wade, lui, va refaire sa vie neuf ans plus tard.
Si l'on revient sur ce drame familial c'est par l'intermédiaire d'Ann sa seconde épouse. Terrifiée à l'idée que les souvenirs de cette première famille disparaissent définitivement de la mémoire de Wade - il  souffre de démence sénile foudroyante et perd progressivement la mémoire - Ann cherche à reconstituer les fragments du passé de son époux.
« Un jour d'automne ensoleillé, allongée à côté de lui dans l'herbe, tandis qu'il somnolait, elle (Ann) a senti l'ancienne vie de Wade, ses souvenirs, s'évaporer à travers sa peau. Elle a senti que tout le quittait, tout sauf elle. Alors elle s'est à son tour vidée de sa propre vie pour être sur un pied d'égalité avec lui. Ils sont restés étendus l'un contre l'autre, tel un fragment dans le temps. Un nuage est passé devant le soleil et, à l'intérieur de Wade, il y a eu un basculement qu'elle a perçu. A ce moment-là, elle a laissé un basculement se produire à l'intérieur d'elle-même, et ainsi sils sont redevenus les êtres qu'ils étaient habituellement, encore tout chauds de l'amnésie qu'ils venaient de vivre. »
Anne va donc chercher à comprendre qui étaient cette épouse et ces petites filles vives et malicieuses. La vie d'avant va donc être reconstituée par bribes grâce aux récits de Wade mais aussi à ce que Anna pu saisir de ces gamines qu'elle a connues alors qu'elle était professeur de musique dans leur école.  May et June étaient deux sœurs qui grandissaient l'une avec l'autre, parfois aussi l'une contre l'autre : chamailleries, moments de complicités, beauté d'une éducation libre leur permettant de développer autonomie et imagination. Peu à peu Ann va comprendre qu'elle a peut-être une part de responsabilité dans ce drame, elle qui se serait immiscée, sans le savoir, dans le salon et dans l'habitacle du pick-up.
L'auteur nous transporte dans les paysages sauvages et âpres de l'Idaho où parfois l'homme peine à faire sa place, elle nous fait découvrir l'atmosphère de cette modeste demeure plantée dans la montagne mais surtout elle nous permet de suivre le cheminement des âmes des personnages. C'est aussi un roman qui, l'air de rien, pose des questions fondamentales. Comment vivre avec la perte et la culpabilité, le doute et le dégoût de soi ? Comment se reconstruire sur des ruines ? Ces questions sont particulièrement incarnées dans le personnage de Jenny et des ses compagnes de détention (des moments intenses).
Roman polyphonique jamais mièvre, Idaho se présente comme un puzzle temporel puisque la narration embrasse une période qui s'étend de 1973 à 2025. Le style est sobre mais puissant. Un roman qui nous emporte au fond des âmes et qui observe les êtres avec beaucoup d'empathie.
Une très belle découverte !
 

mercredi 13 mai 2020

Le dernier amour de Baba Dounia

La plume alerte de Alina Bronsky nous emporte à Tchernovo. C'est là que vit Baba Dounia, octogénaire décapante et pleine d’humanité. Après la catastrophe nucléaire, elle a choisi de revenir vivre dans sa maison où elle se sent bien. Dans son jardin poussent toutes sortes de légumes à la taille parfois démesurée (et pour cause) mais elle fait fi des radiations et c'est là qu'elle entend vieillir en paix même si elle est loin de ses enfants Alexeï, Irina et sa petite fille Laura qu'elle ne voit jamais. Avec une dizaine de voisins, ils forment une petite communauté foutraque, isolée et quasi en autarcie.  Parmi ces personnages hauts en couleurs - une chaleureuse hypocondriaque, un moribond fantasque et un centenaire rêvant de convoler en justes noces - Baba Dounia fait figure de sage et c'est souvent elle qu'on consulte pour prendre des décisions. Dans ce bout de terre abandonné et irradié, tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes et le temps s'y écoule plutôt paisiblement..... jusqu'à ce que l'arrivée de deux nouveaux habitants bouleverse l'équilibre de la petite communauté. 
C'est le récit d'une vie où entraide, solidarité et partage sont les maîtres mots mais c'est aussi le portrait d'une personnalité attachante, simple et profondément humaine qui, sans qu'elle le sache, va se faire connaître par-delà les frontières parce qu'elle incarne la résistance, le courage et la liberté. Le récit aurait pu être plombant vu les sujets abordés : vieillesse et décrépitude, solitude et fossé entre les générations, suites d'une catastrophe nucléaire. mais il faut compter avec l'écriture mordante, le regard moqueur et tendre de l'auteur sur ses personnages.
Un joli moment de lecture.

vendredi 8 mai 2020

Bérézina

Étrange que de traverser la Russie en ces temps confinés, ensoleillés et immobiles quand pour Tesson et sa bande il n'est jamais question ni de temps suspendu ni de douceur printanière - bien au contraire.
Tout commence en 2012 : Sylvain Tesson décide de commémorer à sa façon le bicentenaire de la retraite de Russie. Refaire avec ses amis (T.Goisque, C.Gras et les Russes Vitaly et Vassili) le périple de la Grande Armée, en side-car ! De Moscou aux Invalides, plus de quatre mille kilomètres d'aventures attendent ces aventuriers contemporains.  
«Il y a deux siècles, des mecs rêvaient d’autre chose que du haut-débit. Ils étaient prêts à mourir pour voir scintiller les bulbes de Moscou.»
On embarque donc dans le side-car, une Oural, sur les traces de Napoléon Bonaparte et de la Grande Armée. Période terrible de la débâcle quand, après s'être trop enfoncée dans les terres russes, elle se voit contrainte de rebrousser chemin face à un ennemi absent, une terre hostile et un froid de plus en plus mordant. Pénurie alimentaire, froid plus que mordant, ennemi invisible qui joue avec les nerfs, empereur qui veut rentrer à tout prix à Paris et sur un rythme effréné....... on plonge au cœur d'une tragédie humaine.
« Ils furent les grands martyrs de la Retraite. On les creva sous les charges, on les écorcha vifs, on les bouffa tout crus, à même la carcasse ou bien en quartiers, braisés au bout d'un sabre. Pour les bâfrer, on ne prenait pas l'égard de se détourner des bêtes encore vivantes. »
J'ai aimé ce livre car il nous fait revivre le difficile périple de la grande armée et nous plonge dans les épreuves extrêmes qu'ont du affronter des milliers de soldats et leurs bêtes. C'est avec beaucoup d'humanité que Sylvain Tesson les évoque et se les imagine, replongeant sans cesse dans les mémoires du général Caulaincourt, s'interrogeant sur la valeur de leurs exploits et la nécessité de cette soif d'expansion.
Toujours bien écrit, au style moins élaboré que d'autres textes (mais cela va bien au propos et au sujet, plus austère), ce compte-rendu de voyage permet aussi de confronter deux cultures : la russe et la française.


mardi 5 mai 2020

Les Indes fourbes

Regardez bien le visage du protagoniste qui s'étale sur la couverture : en le regardant, vous aurez tout compris, c'est un fourbe, un rusé, un picaro. 
160 pages d'aventures toutes plus rocambolesques d'un homme pas très fréquentable, un peu voyou.
Pablos de Ségovie grandit en Castille au sein d’une famille de gueux où le maître mot c'est arnaque. cette famille érige le système D au panthéon des solutions pour survivre et acquérir des subsides sans scrupule. En témoigne le principe paternel martelé " tu ne travailleras point". 
Il enchaîne les escroqueries et se retrouve un beau jour à (fuir) embarquer sur un galion à destination des « Indes », en passant par l’Ouest – soit vers l’Amérique du Sud. A propos de ce territoire circule le fameux mythe de l'Eldorado, contrée mythique dans cette terra incognita et qui déchaîne tous les appétits. Mais après une énième tricherie aux cartes, les marinsle passent par-dessus bord sans autre forme de procès. Après plusieurs jours à dériver accroché à morceau de bois Pablos accoste finalement sur un rivage tropical. Il est accueilli par d'anciens esclaves et son côté pitre a raison de leur velléité de s'en débarrasser. Peu décidé à s'engager dans le travail pour la collectivité, Pablos s'échappe et rejoint des espagnols venus défricher dans le sang le pays.  Il va alors chercher à offrir ses services au plus offrant.
On caracole de page en page, d'aventure en aventure, on est bluffé par le culot du protagoniste et sa capacité à toujours rebondir. Prologue, épilogue, trois chapitres, les auteurs proposent un récit structuré et alternent les flash-backs, comme autant de pièces d'un puzzle que le lecteur assemblent pour reconstituer la vie de Pablos. ce faisant nous sommes tenus en haleine avec brio.