Un énorme coup de cœur pour un livre coup de poing !
"La mer respire, à la différence du ciel.
La mer donne et prend quand elle le décide, comme le ciel.
La mer, cette même mer où je viens d'arriver accompagné par les canaux,
qui baigne toutes les côtes d'Europe, est maintenant remplie de corps
morts, ces migrants naufragés dans l'Odyssée du désespoir."
Lampedusa est un nom qui, depuis trop longtemps, est synonyme de drame et de souffrances humaines. Pendant trois ans le dramaturge et écrivain italien, d'origine sicilienne, Davide Enia, s'est rendu sur ce rocher pour s'approcher de la tragédie humaine qui se joue dans les eaux de la Méditerranée, devenu un gigantesque cimetière. Il y recueille les témoignages de tous ceux qui œuvrent au mieux et avec des moyens de fortune pour maintenir un semblant d'humanité aux portes de notre belle Europe. Du plongeur qui ne cesse de se demander s'il n'aurait pas du sauver cette femme et son enfant plutôt que les trois personnes qui étaient plus près de lui, aux pêcheurs - vigies des mers- sans oublier les habitants, les ONG qui se démènent pour sauver des vies et aider les réfugiés à renaître, à se reconstruire, à reprendre foi dans l’humanité.
"Ici on sauve des vies. En mer, toutes les vies sont sacrées. Si
quelqu'un a besoin d'aide, on lui porte secours. Il n'y a ni couleur de
peau, ni ethnie, ni religion. C'est la loi de la mer." (p 12)
Car ils en ont vu et vécu des horreurs et des bassesses ceux qui débarquent, exsangues, transis et à la limite de l'épuisement. Véritables Ulysse modernes, ils viennent du Congo, du Niger, d'Angola et même du Népal et leur Odyssée est un véritable chemin de croix. Ils débarquent dans un état indescriptible : affamés, déshydratés, femmes aux corps abîmés par le mélange pétrole, eau salé, urine qui croupit dans le fond d'embarcations de fortune (seuls les hommes ont le droit de s'asseoir sur les boudins des canots) sans oublier les viols à répétition, les violences subies du fait de régimes totalitaires.......
Dans un style tout en retenu, empreint d'une humanité profonde, Davide Enia nous plonge au cœur de la tragédie qui continue à se jouer dans les eaux profondes de notre mare nostrum.
A ce fil, Davide Enia en tisse un autre, plus personnel, puisque ces séjours à Lampedusa sont aussi des moments où il cherche à réinventer sa relation au père. Cardiologue à la retraite, ce dernier pratique la photographie en amateur. Il accompagne volontiers son fils dans l'idée d'illustrer le reportage de ce dernier. Démarre alors une belle redécouverte des liens filiaux où l'art (écriture, poésie et photo) devient un formidable médiateur entre deux taiseux enfermés dans des schémas machos (ils sont siciliens). La maladie de l'oncle Beppe les affecte tous les deux et résonne avec le sort des disparus en mer : ce truculent tonton (mention spéciale à la scène du match de foot) va leur permettre de franchir le fossé de silence qui s'était creusé entre eux. Son combat face à un cancer inexorable inspire des pages profondément touchantes.
Ces deux fils narratifs sont intimement liés et questionnent avec pudeur et retenue notre condition d'être humain, notre rapport à l'autre. Souvent la gorge se sert et le regard s'humidifie : force des mots et des images maniés par cet auteur pour dire son amour de la vie.
Un livre bouleversant
"Il y aura une épopée Lampedusa. Des centaines de milliers de personnes
ont transité par cette île. Il manque encore une pièce dans la mosaïque,
aujourd’hui : l’histoire de ceux qui migrent. Nous n’avons pas les
paroles pour dire leur vérité. Nous pouvons nommer la frontière, le
moment de la rencontre, montrer des documentaires sur les corps des
vivants et des morts. Raconter les mains qui soignent, et celles qui
érigent des barbelés. Mais l’histoire de cette migration, c’est eux qui
nous la raconteront, ceux qui sont partis pour aborder sur nos rivages, à
un prix qu’on n’imagine même pas. Il faudra des années. Ce n’est qu’une
question de temps, mais c’est eux qui nous expliqueront leurs
itinéraires et leurs désirs, qui nous diront les noms de ceux que les
trafiquants d’êtres humains ont massacrés dans le désert, et la quantité
de viols à laquelle une très jeune fille peut survivre pendant vingt
quatre heures. Eux qui nous diront le prix exact d’une vie sous ces
latitudes. Ils feront le récit, pour nous et pour eux même, des prisons
libyennes et des coups reçus à toute heure du jour et de la nuit, de la
mer aperçue soudain, après des jours et des jours de marche forcée, du
silence qui tombe quand le sirocco se lève et qu’on est cinq cents sur
un bateau de pêche de vingt mètres où l’eau monte peu à peu depuis des
heures. C’est eux qui auront les mots pour décrire ce que veut dire
aborder la terre ferme après avoir échappé à la guerre et à la misère,
pour suivre leur rêve de vie meilleure. Qui nous expliqueront ce que
l’Europe est devenue, qui nous montreront, comme dans un miroir, ce que nous somme
devenus."(p 152)