"Il faut cultiver notre jardin"

jeudi 17 décembre 2020

L'enfant céleste

 Rien que le titre et la couverture donnent envie de se glisser entre les pages de cet ouvrage. Quand, en plus, on vous annonce que c'est un livre lumineux, il n'y a plus à hésiter. C'est décidé, je plonge !... avec délices.

Mary peine à se remettre d'une rupture amoureuse dont elle a bien du mal à comprendre l'origine. Son amour l'a laissée avec son fils Célian, doux rêveur, petit garçons intelligent qui s'ennuie à l'école où une instit peu amène ne cherche pas à le comprendre. Autant dire que la vie de ces deux-là est un peu morose et que Paris leur pèse vraiment. Un jour, elle décide de s'éloigner, de partir loin pour mettre à distance tout ce qui pèse. Et les voici débarqués sur l'île de Ven, île légendaire de la mer Baltique. C'est sur cette île suédoise qu'à la Renaissance, Tycho Brahe – astronome dont l'étrange destinée aurait inspiré Hamlet – imagina un observatoire prodigieux depuis lequel il redessina entièrement la carte du Ciel.

Chaleureusement accueillis par leur hôtesse Solveig, Mary et son "petit tigre" vont se poser, prendre le temps de respirer, de faire ce dont ils ont envie... pour mieux se comprendre et se trouver. Ce séjour est l'occasion de belles rencontres : celle d'un universitaire anglais, que Mary baptise Des Esseintes, Solveig bien sûr, l'ours Björn et la nature sauvage et intacte. Autant de guides pour ces deux écorchés de la vie qui peinent à trouver leur place dans le monde. On y parle de Shakespeare, de Tycho Brahe et du ciel, des plantes, de la beauté du monde et des moments précieux. La rencontre avec cette nature préservée, sa contemplation et les découvertes qu'elle offre généreusement vont soigner ces deux âmes écorchées. 

De courts chapitres alternent le point de la mère plus grave (bien que parfois ironique) et celui du fils lumineux, sensible et subtilement intelligent. Une écriture très poétique, lumineuse et douce. Une bien jolie pépite !

 https://www.youtube.com/watch?v=b67ypSSq-nY&feature=youtu.be

 

"Je comprends enfin cette notion enseignée dans un cours de philosophie : l'aventure, plus qu'une interruption du cours des événements ou un voyage vers un ailleurs inconnu et exaltant, est surtout une disposition à être dans le temps.  "

samedi 12 décembre 2020

Les sept mariages d'Edgar et Ludmilla

 Retrouver Jean-Christophe Rufin est toujours un plaisir.

Cette fois-ci il nous conte l'histoire d'un éternel recommencement : Edgar et Ludmilla auront, en effet, passé une bonne partie de leur vie à se marier et à divorcer. Tout commence de manière rocambolesque avec leur rencontre improbable en Russie quand Ludmilla s'est réfugiée nue en haut d'un arbre (et leurs retrouvailles tout aussi improbables). On comprend dès lors que Rufin nous offre un conte, une fable sur l'amour et les difficultés d'aimer, et surtout les difficultés de toujours aimer de manière intense. Edgar et Ludmilla se sont donc mariés dans des lieux variés et à l'image de leurs tribulations (amoureuses, humaines et sociales) : consulats, mairies de quartier, cathédrale, chapelles du bout du monde. Ils n'ont jamais cessé de s'aimer mais n'ont jamais aussi cessé de courir après l'amour vrai, l'amour fou. Et cela passe par l'amour vache, l'amour froid, l'amour à distance. Exilée fantasque, aventurier charmeur et escroc, le couple ne manque pas de panache. Ludmilla finira par percer dans le monde de l'opéra et deviendra une grande cantatrice qui se produira sur de nombreuses scènes. Edgar, lui, est prêt à prendre une revanche sur le monde et n'hésite pas, pour ce faire, à monter des coups. A force d'être sur la corde raide, ils entraînent tous deux leur couple dans des tribulations dignes des montagnes russes. L'auteur, qui prétend avoir recueilli les confidences de ses beaux-parents, nous livre avec une certaine jubilation une traversée des années soixante à nos jours, doublée d'une réflexion sur la vie de couple. Une joyeuse épopée, un opéra tragi-comique, une lecture agréable portée par le style de Rufin. Peut-être un peu répétitif par moments mais on se prend au jeu à se demander ce que ces deux tourtereaux vont encore trouver comme bonne raison pour se séparer.... et se retrouver. Le dernier mariage est, de loin, le plus beau, le plus intime (malgré le nombre d’invités - autant de témoins de toute leur vie).

"Pour eux, c'était en somme : "ni avec toi, ni sans toi". A cause de cette impossibilité, ils ont inventé une autre manière de s'aimer. Pour tenter de percer leur mystère, je les ai suivis partout, de Russie jusqu'en Amérique, du Maroc à l'Afrique du Sud. J'ai consulté les archives et reconstitué les étapes de leur vie pendant un demi-siècle palpitant, de l'après-guerre jusqu'aux années 2000. Surtout, je suis le seul à avoir recueilli leurs confidences, au point de savoir à peu près tout sur eux. Parfois, je me demande même s'ils existeraient sans moi", Jean-Christophe Rufin.

mardi 17 novembre 2020

Les sorcières de Salem

 Quand ta contribution à un manuel de latin te fait découvrir un texte intéressant..... ou comment découvrir enfin un grand texte littéraire.

Les sorcières de Salem d'Arthur Miller nous plonge dans le célèbre procès qui ébranla une communauté de la Nouvelle-Angleterre où de jeunes femmes prétendaient être possédées par le diable. Pièce magistrale qui nous plonge dans le puritanisme le plus dur et le fanatisme religieux. Véritable hystérie collective, cet épisode illustre comment la frontière entre folie et raison est ténue, de même qu'entre justice et fanatisme. 

Cette pièce écrite par l'auteur aux temps du sénateur Joseph Mac Carty à l'origine de la liste noire des "dix de Hollywood" n'a pas pris une ride et trouve écho aux errements de notre temps.

lundi 9 novembre 2020

Un crime sans importance

 D'elle je n'avais jamais rien lu et a priori le sujet me faisait un peu peur. C'est sur les conseils de la documentaliste que je me suis plongée dans le dernier opus d'Irène Frain. 

Pour raconter cette histoire, elle a plongé sa plume dans le sang de sa sœur et dans les larmes de celle qui s'est sentie dépossédée, éloignée du meurtre perpétré à l'encontre de celle qui avait beaucoup compté dans son enfance. C'est néanmoins avec beaucoup de pudeur que l'auteur raconte l'incompréhension, l'attente insupportable des résultats d'une enquête, l'incapacité de la justice à entrer dans le jeu...... Ce qui est intéressant c'est que cet ouvrage est construit sur le manque : manque de la morte, manque d'informations, manque d'empathie de la part de la famille, ..... manque et fantasmes. Car c'est à coup d'hypothèses sur ces bribes, sur ce presque rien qu'Irène Frain tente de reconstituer le fil des événements qui ont conduit à la mort de sa soeur de 79 ans après sept semaines de coma dû à une sauvage agression. Denise vivait seule dans une maison calée dans une impasse calme d'une petite ville de banlieue. Ville sans histoire dont la géographie avait bien changé avec l'émergence de ces immondes zones commerciales en tôle qui ont peu peu gangrené la campagne et fait disparaître les paysages verdoyants et les fermes pourvoyeuses de lait et d'œufs frais. Sa vie était calme : elle voyait ses proches, excellait dans les travaux d'aiguille, se rendait à l'Eglise évangélique et était en bonne santé. Elle s'est retrouvée au mauvais endroits (dans sa cuisine au milieu de ses sachets de lavande) au mauvais moment. En temps normal, cest impossible d'accepter la mort d'un proche alors quand il y a tant de zones d'ombre et qu'on a le sentiment que le meurtre d'une vieille dame n'est pas une priorité pour les services de police et de la justice, c'est insupportable.

Irène Frain met donc son écriture et son style puissant et simple, ferme et sobre au service d'une recherche de la vérité (la sienne) et d'un hommage à la défunte. Elle revient sur son histoire familiale, ses origines modestes, sa naissance non désirée, le rejet maternel, l'importance des livres. Sans fard, elle raconte les non-dits, les silences et les secrets qui ont lentement infecté puis empoisonné la fratrie et au-delà toute la tribu. C'est un récit poignant.

mardi 3 novembre 2020

Yoga

 De Carrère, cela faisait longtemps que je n'avais rien lu : dernier essai en date, Limonov, que j'avais trouvé indigeste. Mais là, le titre, le sujet m'ont donné envie de renouer avec cet auteur. Et je n'ai pas été déçue. 

Ce dernier opus brasse des sujets a priori bien différents voire antagonistes : le yoga, les attentats et la dépression. Mais, en réalité, ces sujets sont intimement liés puisqu'ils constituent l'auteur et on le comprend à la fin de l'ouvrage.

Sa pratique intense du yoga depuis des dizaines d'années permet à Carrère d'évoquer avec beaucoup d'humour cette discipline et ses dérives -notamment le stage effectué dans le Morvan qui a des allures de stage commando ou de stage de survie - mais aussi tout ce qu'elle apporte. Son savoir est grand en la matière et c'est avec un certain plaisir que j'y ai retrouvé des éléments de définition glanés au travers de ma pratique personnelle et des diverses formations suivies. L'auteur se met en scène sans condescendance, il gratte et appuie là où ça fait mal, ne se ménage pas. Certes c'est souvent assez narcissique mais l'on sent qu'il en va de l'équilibre de celui qui se tient sur un fil : sa plume l'aide à ordonner, à agencer des fragments, des bribes, des éclats de vie.

Car des éclats, il y en a. A commencer par la mort de son ami Bernard Maris (qui lui vaudra une rocambolesque exfiltration du stage dans le Morvan) et les attentats de Charlie mais aussi l'internement de Carrère, les traitements chocs et le diagnostic implacable : dépression, bipolarité. Sans oublier son séjour à Lesbos auprès des réfugiés et des fracassés par le miroir aux alouettes que constitue l'Europe. Vous me direz, c'est le chaos son bouquin ! et oui c'est un chaos, un chaos intérieur et intime que Carrère cherche à ordonner (ou pas) en le couchant sur le papier. Mais c'est bien plus que ça, c'est aussi un miroir qu'il nous tend. Il nous propose, l'air de rien, de réfléchir à nos petites vies (d'autres que la sienne), à nos compromissions, à notre égoïsme, à notre agitation vaine et mortifère. 

Ce récit qui fonctionne comme une suite de notes, de fragments qui décrivent une vie (jusque dans sa plus crue intimité) constitue aussi et surtout un hommage vibrant à son éditeur de cœur Paul Otchakovsky-Laurens. Si on est parfois agacé par Carrère, critique quant à l'apparente facilité d'écriture et de ton, il faut accepter de se laisser emporter jusqu'au bout par ce récit qui interroge de manière intelligente les codes de la narration et du roman.

https://aleslire.wordpress.com/2020/11/11/yoga-emmanuel-carrere/#more-6318


dimanche 25 octobre 2020

Broadway

 J'ai découvert Fab Caro grâce à sa sublime BD Zaï Zaï Zaï. 

Une année de plus et voici qu'on offre, pour l'occasion, son dernier opus, car, oui, Caro signe aussi des romans en plus de ses BD grinçantes et mordantes. Axel a 46 ans, il a tout pour être heureux : une femme et des enfants sympas, un emploi. Il vit dans une maison située dans un lotissement où s'organisent des barbecues sympas comme tout et même la perspective du paddle à Biarritz avec un couple d'amis l'été prochain...  Bon ça, ça l'enchante moins, de même, en fait, que les sempiternels apéros avec le voisin avec lequel il est obligé de boire du whisky pour faire viril. Bref, sa vie se passe plutôt bien avec quelques compromissions, mais qui n'en fait pas ? 

Jusqu'au jour un courrier de l'Assurance maladie, arrivé 4 ans trop tôt, fait dérailler la tranquillité de sa petite vie. Certes il n'est pas concerné par l'examen de contrôle du cancer colorectal mais si ce n'était pas une erreur ? A ceci s'ajoutent le chagrin d'amour insondable de sa fille aînée qui ne cesse de lui demander de l'aide (et d'aller prier pour obtenir les pires horreurs pour sa rivale) et le dessin pornographique réalisé par son fils sur un cahier (bon le dessin montre deux profs dans la position de levrette. Bref, ça tangue dur et Axel se débat dans un maelström de soucis qu'il tente de régler. L'auteur nous plonge dans les pensées du personnage et nous immerge dans ses contradictions, ses interrogations et toutes les hypothèses qu'il échafaude face aux situations somme toute pas si compliquées. car Axel est une sorte de anti-héros qui peine à prendre les bonnes décisions, qui se fait d'un monticule une montagne, qui se noie dans un verre d'eau (même pas coupé au whisky). Certes il a rêvé - comme tout le monde - d'une vie scintillante qui ressemble à une comédie musicale mais ses atermoiements et sa légère inadaptation au monde lui laissent seulement assister à un spectacle de fin d'année foireux. Certes c'est de la danse mais on est loin des comédies musicales de Broadway. Heureusement donc qu'il a une imagination débordante qui lui permet, de temps à autre, de tout quitter, de s'évader à Buenos Aires, au lieu de rentrer du travail et d'aller à l'apéro chez les voisins.

Une lecture agréable et drôle, pas si hilarante que ça du fait du protagoniste un peu paumé et au regard doux-amer sur la vie. 

vendredi 23 octobre 2020

Héritages

J'ai découvert Miguel Bonnefoy avec Sucre noir que j'avais beaucoup apprécié. C'est donc avec plaisir que j'ai plongé dans son nouvel opus.

Héritages, en plus de conter une saga familiale, nous emmène au Chili pour mieux revenir dans le Jura. Car c'est l'histoire d'expatriés français au Chili qu'il voulait exhumer. Tout commence donc au XIXè dans le Jura et par l'extinction lente et inéluctable des vignes du fait du phylloxera. Le dernier cep de vigne va donc prendre la mer dans la poche du patriarche qui, à son débarquement au Chili, se verra rebaptisé Lonsonier. Déraciné et loin de sa patrie, il va néanmoins apprivoiser ce nouveau pays. La belle demeure située rue Santo Domingo et dissimulée derrière ses citronniers va abriter plusieurs générations qui vont traverser les soubresauts de l'Histoire, des tranchées de la Somme jusqu'au ciel britannique déchiré par les Messerschmitt en passant par les geôles de Pinochet. Hauts en couleurs et fantasques, forts caractères, les Lonsonier ont chacun leur tour le droit au récit de leurs aventures. Lazare le poilu chilien et sa dulcinée Thérèse ornithologue dont la volière fantastique semble une métaphore du microcosme familial, Margot l'aviatrice intrépide et véritable pionnière et Ilario Da son fils révolté militant d'extrême-gauche pro-Allende deviennent tour à tour les maillons d'une chaîne ininterrompue, chacun étant confronté à un dilemme qui déterminera le destin de son descendant. Ou quand l'héritage n'est pas une question d'argent mais plutôt de convictions et de choix essentiels.

Cette famille entre deux continents, entre deux cultures se laisse aisément conter grâce au génie de l'auteur qui campe de beaux personnages sans oublier de nous donner les clés d'un contexte historique essentiel, s'autorisant même quelques incursions vers le fantastique. Ce n'est jamais verbeux, jamais démonstratif car Miguel Bonnefoy réussit le tour de force d'évoquer deux guerres mondiales, une dictature et ses exactions avec une concision et une précision remarquables sans que jamais l'histoire ne prenne le pas sur ses personnages qui célèbrent chacun leur tour l'énergie vitale et une force de vie qui vient à bout de toutes les épreuves. Un style sensuel, sobre et de belles phrases ciselées pour un roman qui évoque la migration, l'exil, le déracinement mais surtout le mélange de cultures qui se conjuguent en un seul héritage.

@ lire ! 

jeudi 22 octobre 2020

BD d'automne

 Peau d'homme de Hubert et Zanzim est une belle histoire qui interroge la question du genre. Reprenant les codes du conte, les auteurs en font un petit récit libertin à la manière de Crébillon.

   Renaissance, mœurs corsetées et mariages arrangés : tout ce bel équilibre va être bouleversé dans la famille de Bianca. Issue d'une bonne famille italienne, elle est en âge de se marier. On lui a trouvé un fiancé : très au goût de ses parents car issu d'une famille de riches marchands, plutôt joli garçon, Giovanni a tout pour plaire.  Mais c'est sans compter sur le caractère affirmé de la jeune promise qui n'a guère envie de s'en laisser compter. Elle aimerait, comme la Silvia du Jeu de l'amour et du hasard, connaître son futur époux avant que le mariage ne soit célébré : en effet, pourquoi épouser un homme dont on ignore tout ? Question on ne peut plus moderne pour l'époque. Grâce à sa tante, elle va trouver le moyen de satisfaire sa curiosité et même plus.  Les femmes de sa famille possède un secret détenu qu'elles se lèguent depuis des générations : une « peau d'homme » ! En la revêtant, Bianca devient Lorenzo et bénéficie de tous les attributs d'un jeune homme à la beauté stupéfiante. Une fois revêtue de cette peau, le monde des hommes s'offre à elle. Ainsi, elle peut apprendre à connaître son fiancé dans son milieu naturel. Mais Bianca  va plus loin et s'affranchit des limites imposées aux femmes : elle découvre l'amour et la sexualité. 

Un récit rondement mené, dynamique et drôle qui, outre le fait qu'il rappelle la morale de la Renaissance interroge aussi notre siècle. Une vision très féministe qui aborde des questions essentielles : pourquoi les femmes devraient-elles avoir une sexualité différente de celle des hommes ? Pourquoi leur plaisir et leur liberté devraient-ils faire l'objet de mépris et de coercition ? Comment enfin la morale peut-elle être l'instrument d'une domination à la fois sévère et inconsciente ? A ces questions s'ajoutent celle de la tolérance, du fanatisme religieux (incarné par le frère de Bianca à qui il adresse cette réplique cinglante «Eh, moinillon ! Qui crois-tu tromper avec tes airs dévots ? Tu n'es qu'un hypocrite ! Avant nous étions fiers de notre ville ! Maintenant nous détruisons ses statues, ses peintures, tout ce qui en faisait la beauté ! Tout ça à cause d'un moinillon obsédé par la chair, rendu à moitié fou par les frustrations ! Va baiser, laisse nous vivre ! »). 

Une grande leçon de tolérance et une belle invitation à penser par soi-même.


Une autre histoire d'amour, racontée en remontant le temps ! 

"Tu es trempé! je suis désolée. Tu m'attends depuis longtemps?... Depuis 37 ans". C'est ainsi que commence cet album. Zéno attend Ana depuis 37 ans. C'est à elle qu'il téléphone depuis le pont des navires qui l'ont fait traverser mers et océans, c'est à elle qu'il écrit des lettres qu'il place dans des bouteilles lancées à la mer ou glissées dans des enveloppes sans nom d'expéditeur. Ce libraire proche de la retraite qui a mis quarante à temps à terminer sa thèse sur la manière dont on peut remonter le temps (tiens, tiens...) est un esprit libre, un voyageur, un homme mystérieux qui semble incapable de se poser. Face à lui, il y a Ana, sexagénaire pimpante dont le cœur commence peut-être à fatiguer mais qui s'est donnée corps et âme à la mairie qu'elle vient de quitter. Femme de Giuseppe, mari tendre, compagnon patient et père de leur fille, Ana est une battante qui ne se voit pas vivre ailleurs que dans sa ville.

Et ces deux êtres s'aiment d'une passion platonique et éternelle. Nous sommes conviés à remonter aux sources de leur amour impossible et intarissable. Chapitre après chapitre (de 20 à 1), on découvre à rebours les divers événements qui ont jalonné leur romance. Nous remontons ainsi la chaîne des malentendus, des errements, des flottements qui expliquent leurs vies séparées mais tellement proches à la fois.

- Donc, Lune et Terre vivre toujours séparées ?
- En réalité, c'est leur manière d'être ensemble. Si elles se heurtaient, elles causeraient beaucoup de dégâts. 

Une trouvaille géniale que cette narration à rebours, portée par une ligne claire et un joli travail de coloriste. Des dessins plutôt sobres mais précis, des couleurs douces et chaudes.


mercredi 30 septembre 2020

Lectures de septembre

 Parce qu'en septembre on a encore le temps, parce qu'en septembre on profite encore du soleil sur la terrasse, par ce que le rythme est plus lent, on prend encore le temps de lire pas mal.

En vrac : 

Entre le chaperon rouge et le loup c'est fini de K.Mazetti. Linnea, dix-sept ans, ne s'est pas vraiment remise du suicide de Pia, sa meilleure amie. Elle a bien du mal à trouver sa place. Elle cherche le sens de la vie, aussi. Un jour, elle décide de prendre le large grâce à sa grand-mère qui lui remet une coquette somme avant de partir elle-même en voyage. Linnea décide de partir en voyage. A la gare de Stockholm elle croise la route de Mark.

De cet auteur on a lu notamment Le mec de la tombe d'à côté. Cet opus est donc l'occasion de revenir à une auteur qu'on apprécie, mais c'est décevant. L'écriture - qui se veut proche de la manière de parler des ados- est parfois trop relâchée, l'intrigue patine par endroits, bref, ce n'est pas le meilleur ouvrage de K.Mazetti. 


Laurent Gaudé Dans la nuit Mozambique

 

Quel plaisir de retrouver le style ciselé et enchanteur de L.Gaudé à travers ces quatre nouvelles écrites de 2000 à 2007. Comme d'habitude, il nous embarque dans des contrées lointaines, nous fait partager la vie d'hommes et de femmes dont les vies font écho aux nôtres ou à nos interrogations. L'intérêt également c'est que ces courts récits entrent en résonance avec l’œuvre romanesque de l'auteur qui tisse des liens avec certains de ces grands romans (Cris, La mort du roi Tsongor, Sous le soleil des Scorta ou Eldorado). Cela pourrait paraître redondant, c'est, au contraire, très plaisant : un recueil qui se glisse dans les interstices d'autres textes.


Le chanteur perdu de Didier Tronchet

Le burn-out de Jean lui fait prendre conscience qu’il est peut être passé à côté de sa vie. Ce qui va l'aider à reprendre pied, c'est sa recherche - qui peut sembler dérisoire - d'un chanteur dont il était fan dans sa jeunesse. Sur les traces de Rémy-Bé, dont il admire la désinvolture et la liberté de ton des chansons, Jean en fait se cherche. Un seul indice pour remonter la piste : une vieille cassette audio, les morceaux qu'il connaît par cœur et la pochette du disque avec le viaduc de Morlaix en arrière-fond. Belle gageure ! A force d'insister, de replonger dans le fil des souvenirs et des textes, Jean finira par retrouver l'artiste qu'il a parfois l'impression d'avoir inventé. Sur une île lointaine, il va s'approcher de celui qu'il pensait connaître pour le découvrir et se découvrir lui-même. Une belle histoire, attendrissante et émouvante, bien scénarisée et mise en couleurs.

vendredi 25 septembre 2020

Chavirer

 Lola Lafon, Chavirer

Chavirer de plaisir, chavirer du bonheur intense de danser, mais aussi chavirer de honte et de douleur.

 Sous les feux de la rampe, strass, plumes et paillettes subliment les danseuses. En coulisse, des êtres exsangues, douloureux et blessés. A la recherche de la lumière mais désireuse de rester dans l'ombre, Cléo se donne toute entière à la danse.


Dans la vie de Cléo, en effet, la danse compte plus que tout. Grâce à elle, elle entend bien s'échapper d'une vie qu'elle juge trop étriquée dans la banlieue Est de Paris, à Fontenay sous bois. Aussi, quand la fondation Galatée lui fait miroiter une bourse, véritable sésame pour la brillante carrière dont elle rêve, loin des murs de la MJC, elle y croit dur comme fer.

Son pygmalion, Cathy, la rassure, la couvre d'attentions et de somptueux cadeaux, lui fait découvrir les beaux magasins et les lieux chics de Paris, sans que les parents ne trouvent à redire …..... car Cathy rassure. Cléo, elle, se laisse guider, relooker, façonner, elle apprécie qu'on prenne soin d'elle, elle apprécie cette Cathy qui incarne l'élégance absolue. Grâce à cette dernière, pense-t-elle, elle franchit les étapes de la sélection sans heurt, la bourse se rapproche. Jusqu'au jour où un membre du jury lui demande quelque chose qu'elle ne peut lui donner que contrainte.

Et le piège qui s'est déjà refermé sur elle se resserre : de proie elle devient recruteuse pour la fondation Galatée. Cette promotion est, en réalité, une descente aux enfers dont elle n'a pas conscience. A 13 ans, on fait confiance aux adultes.

Trente cinq ans après les faits, son passé rattrape Lola devenue danseuse sur les plateaux de Drucker et dans une revue parisienne. Et tout à coup son passé la rattrape. Un appel à témoins est lancé sur cette fondation Galatée dans le cadre d'une enquête policière et d'un projet documentaire. On recueille des témoignages.

Ainsi, par le biais du regard de personnages qui ont croisé Cléo, Lola Lafon donne de l'épaisseur et de la complexité à son personnage qui ne se réduit pas seulement à un corps dansant, à un corps souffrant. Betty, Yonasz et son père Serge, Lara sa colocataire et bientôt son amante, Claude l'habilleuse attentionnée... tous racontent Cléo et donnent chacun à voir un fragment de celle qui ne se donne jamais à voir entière.

Ce qui est au cœur du roman de Lola Lafon ce n'est pas tant la question de la pédophilie, c'est aussi la question du consentement et celles du pardon et de l'oubli. Comment se (re)construire quand on a trahi ? Comment faire confiance quand on a été abusé ? Peut-on pardonner et se pardonner ? Est-il préférable d'oublier (et de s'oublier) ? Faut-il continuer d'oublier ou plutôt pardonner ?

Avec, en toile de fond, les années 80-90 et sa bande-son, le dernier opus de Lola Lafon rend aussi hommage à la culture populaire, aux figurants des célébrités dans la lumière et aborde la question des différences de classes.

  Le dispositif narratif, tel un miroir éclaté, permet de saisir, grâce aux onze fragments de vie, sa complexité, la honte et la culpabilité profondes qui ne la quittent pas depuis ses 13 ans. Précis, vif et parfois haletant pour dire le piège de la prédation mais aussi la honte et le tourment, le style tendu et nerveux est en accord avec la question du consentement et de la pédophilie.

dimanche 20 septembre 2020

Rentrée littéraire 2019 : session de rattrapage

 En vrac, les titres de la rentrée littéraire 2019 que j'ai pu lire cet été et que j'ai appréciés : 

Une bête au paradis de Cécile Coulon (juin)

Puissant et fort, cet ouvrage nous plonge dans un huis clos étouffant. La ferme du paradis abrite des femmes rivées à leur terre. Blanche y a grandi entourée de vaches et de cochons. Impossible pour elle de se résoudre à suivre Alexandre, son grand amour, en ville ! Une histoire d'amour puissant et de vengeance, un personnage porté par une soif inextinguible de liberté. Un livre qui ne laisse pas indifférent.

 

 

 

Les guerres intérieures de V.Tong Coung (14 juillet)

Voici le pitch : Comédien de seconde zone, Pax Monnier a renoncé à ses rêves de gloire, quand son agent l’appelle : un grand réalisateur américain souhaite le rencontrer sans délai. Passé chez lui pour enfiler une veste, des bruits de lutte venus de l’étage supérieur attirent son attention – mais il se persuade que ce n’est rien d’important. À son retour, il apprend qu’un étudiant, Alexis Winckler, a été sauvagement agressé. Un an après, il fait la connaissance de Emi Shimizu en ignorant totalement qu'elle est la mère d'Alexis. Alors que rien ne devait réunir ce comédien quelconque à la vie un peu ratée et cette femme mystérieuse et élégante. C'est là tout l'art de l'auteur de tirer les ficelles et de les réunir. La tragédie peut s'enclencher :  concomitance, causalité, coïncidence, mais aussi non dits et lâchetés ordinaires. La romancière nous invite sobrement et subtilement à nous interroger sur notre rapport à la vérité et à culpabilité. Seule, finalement, « la vérité vous rendra libres » nous fait-elle comprendre.

Le cœur de l'Angleterre de J.Coe (5 août)

 

Un grand cru !  Benjamin, Lois, Colin, Sophie, Doug, Sohan.... ils sont tous anglais, terriblement anglais. Ils se rencontrent, se croisent et nous racontent l’Angleterre d'aujourd'hui, celle qui a opté pour le Brexit. 

Benjamin pensait couler une douce et paisible retraite dans un moulin confortablement aménagé dans la campagne anglaise. C'est sans compter sur le décès de sa mère, sur la nécessité de s'occuper de son père, sur les amours tumultueuses de sa nièce....... Jonathan Coe racontent des instants de vie de personnages attachants tout en revenant sur les événements marquants récents : émeutes de Londres, Jeux Olympiques, référendum, naissance du mouvement pro-brexit. C'est caustique et empathique, c'est drôle et sérieux à la fois. C'est à lire absolument ! 

Les choses humaines de K.Tuil (24 août)

Le couple Farel est un couple emblématique dans le milieu du journalisme et de la littérature. Carriéristes et égoïstes, ils ont toujours réussi à dissimuler les failles et les difficultés de leur couple. Jusqu'au jour une déflagration intérieure va bouleverser un équilibre devenu très précaire. Claire tombe amoureuse d'un enseignant, une plainte pour viol est déposée contre leur fils Alexandre... Tout s'emballe et se complique. Un roman qui brasse pas mal de thématiques : les violences faites aux femmes, l'hypocrisie sociale, l'ambition, le monde politique et celui du journalisme... un portrait au vitriol de notre société. Un roman réussi.

Ici n'est plus ici de Tommy Orange (12 août) 

Un roman choral qui évoque la question de l'identité indienne. Et non, les indiens ne peuvent pas se réduire à quelques clichés. Qu'ils soient jeunes ou vieux, métis ou non, touts les personnages de cette fresque sont tourmentés par la notion d'identité. Indiens urbains (ils vivent à Oakland), ils sont confrontés au racisme, à l'alcoolisme, aux problèmes familiaux, à la drogue..... Difficile dans ces conditions de savoir qui l'on est vraiment et d'où l'on vient. Ils vont se retrouver dans un pow-wow, véritable ressource aux sources et démonstrations d'une culture mise à mal. Une écriture parfois déroutante, mais un récit intéressant.

samedi 29 août 2020

Intérieur nord

 De Marcus Malte, j'avais adoré Le garçon. Son nouvel opus n'étant pas disponible dans ma librairie, je me rabats sur ce recueil de quatre nouvelles. Peu férue de ce genre de format d'ordinaire, j'ai été emportée par la lecture de cet auteur une fois de plus.

Quatre histoires d'hommes confrontés à l'absence : un berger, un père, un fils et un représentant de commerce. Trois femmes que l'on essaye de cerner, quatre hommes seuls et profondément tristes qui tentent de rester debout face aux drames de la vie. 

Sur les pentes enneigées au milieu des chiens de traîneaux, on s'arrête au "Pas du Paradis", on suit les virées nocturnes d'un jardinier -justicier, on accompagne des retrouvailles sobres mais fortes avec une mère qui s'est abîmée dans l'alcool et l'on veut croire au miracle de l'amour avec Lucien, ébloui, pendant quelques mois, par la fulgurance de Jeanne. 

Ces hommes souffrent et reviennent sur leurs souvenirs avec pudeur et dignité, ils tentent de survivre dans le désastre de leur existence, abandonnés par l'amour.

C'est incisif, beau et touchant.

vendredi 28 août 2020

Les larmes de Tarzan

De Katarina Mazetti j'avais déjà lu Le mec de la tombe d'à côté, Le caveau de famille, Le viking qui voulait épouser la fille de la soie...... Une amie me glisse ce titre : j'ouvre et je dévore. De nouveau un couple loufoque et improbable, de nouveau une intrigue rondement menée, de nouveau de l'humour et une certaine légèreté... même si le propos est sérieux par endroits.

Mariana et Janne se rencontrent de manière fracassante : elle lui tombe littéralement dessus depuis une corde à singes. Il la surnomme d'ailleurs Tarzan. Entre les deux, un gouffre social.  

Mère célibataire, elle élève seule deux enfants et peine à nourrir sa petite famille du fait de fins de mois asphyxiantes. Optimiste, elle souhaite au fond d'elle-même le retour du père de ses deux jeunes enfants (morveux, pisseux et vomitifs) : fantasque et illuminé, il semble en rupture totale avec la réalité et se soigne dans une unité psychiatrique. Lui, il roule en Lamborghini, papillonne sans s'engager avec de jeunes femmes cadres, élégantes et dynamiques, et déteste que des marmots salissent les sièges en cuir de sa voiture de sport.
Ces deux-là peuvent-ils s'aimer ? Et si, malgré l'abîme qui les sépare, ils s'attachent l'un à l'autre, sauront-ils vivre une relation décomplexée qui fera fi des conventions et des barrières sociales ?Tel est le propos du roman.

Il se lit très vite et offre des passages savoureux (la première visite, les glaces et la discussion avec la voisine, le cadeau de la robe verte, le repas au Burger King.....). Les deux personnages se cherchent, s'apprivoisent, tentent d'annuler la distance qui existe entre eux. Car oui ils ne placent pas le curseur au même endroit : si certaines choses paraissent ordinaires et simples pour Janne, elles ne le sont pas forcément pour Tarzan et inversement. Ce roman parle des fins de mois difficiles (les 30 derniers jours...), de la difficulté d'être une mère célibataire, de la dignité des pauvres, de la confiance que l'on a dans autrui, de la difficulté à sortir de son milieu.... mais il rappelle aussi que l'argent ne fait pas le bonheur et que, seuls les véritables sentiments comptent. Un tel résumé peut sembler simpliste, ce roman à la narration alertene l'est pas et on passe un bon moment même si certaines ficelles narratives semblent un peu "réchauffées".

 

dimanche 19 juillet 2020

Lomig avant Dans la forêt

 Ce fut un plaisir de lire la somptueuse BD adaptée du superbe roman Dans la forêt et de rencontrer Lomig. Disponible, accessible et intéressant, cet auteur mérite d'être suivi.

Avant ce beau succès il a publié deux BD plutôt réussies.


Vacadab (vendeur d'aspirateur chinois à domicile avec argumentaire en béton) est une plongée dans le monde "délicieux" du démarchage à domicile. Étienne Guilbert est un commercial lambda, vendeur en porte-à-porte. ce métier, il l'exerce un peu par défaut, parce qu'il faut bien vivre et avoir quelques sous sur son compte en banque. Caustique et sévère sur le cynisme des méthodes mais aussi sur notre société de consommation, Lomig réussit avec brio à nous immerger dans une vie médiocre et rendue telle par la recherche constante de bénéfices et de profits. Ce n'est pas de la faute d’Étienne, jeune looser un peu paumé dans une société de plus en plus individualiste. C'est grinçant et vrai.


Le cas Fodyl nous plonge dans une dystopie plus qu'inquiétante car tellement proche de certaines

pratiques et de certains discours. Dans un futur proche, la société ne tolère plus les gens qui ne travaillent pas. Ils sont donc arrêtés et envoyés au « Centre Régional de Gestion des Cas » où ils sont reçus par des conseillers qui décident, selon la gravité de leur dossier, de peines de travaux forcés plus ou moins longues. Fodyl est un de ces agents. Employé modèle, il souffre de ne pas être mieux noté par ses supérieurs. Démotivé, aigri, il sent la carapace, qu’il s’est construite depuis l’enfance, peu à peu se fissurer.

Reprenant les codes de la dystopie, Lomig manie à merveille l'alliance de couleurs froides - propres à nous plonger dans une atmosphère délétère- et un scénario sobre et efficace. Une réflexion efficace sur le monde du travail et la question de la productivité, sans oublier de nous faire réfléchir à la déshumanisation possible dans un monde où l'on stigmatise et où l'on classe.

samedi 18 juillet 2020

Murène

 Un des coups de cœur de l'été ! Décidément, Valentine Goby est, pour moi, un auteur à suivre.

1956, c'est un soir d'hiver que la vie de François bascule. Perdu dans un paysage de neige, il est victime d'un grave accident lié à un arc électrique. Retrouvé par miracle et presque mort, c'est grâce à l'acharnement des médecins et d'une infirmière, mais aussi grâce à l'amour des siens qu'il va peu à peu revenir dans le monde des vivants. Enfin presque car il a perdu ses deux bras et n'est plus qu'un homme tronc. Lui qui avait toute la vie devant lui, qui débordait d'énergie et d'amour se retrouve soudain totalement dépendant des autres et de la technique. Il faut tout réapprendre, réinventer le moindre geste, ré-apprivoiser le monde, réapprendre à vivre en somme. Rééducation, appareillage ? les techniques médicales sont encore balbutiantes et limitées. Et puis il y a l’hésitation entre refuser et décider de poursuivre car, à 22 ans, c'est difficile de renoncer à sa vie, à ses rêves, ses ambitions. Jusqu'au jour où une visite dans un aquarium et un tête à tête avec une murène lui ouvre des perspectives : il découvre le handisport.

Murène raconte donc le combat d'un jeune homme courageux et têtu, malheureux et en colère, farouchement indépendant et dépendant des siens. Bref, François passe par des hauts et des bas et se métamorphose au fil des pages et des événements. On suit pas à pas ses progrès, on a envie de le soutenir, de le calmer lorsque la colère et le désespoir l'emportent. Dans l'eau, il s'apaise, il apprivoise ce corps mutilé qui, peu à peu devient un outil de liberté. Il se transforme physiquement mais aussi mentalement : il devient plus fort, reprend confiance et prend sa revanche sur la vie qui ne l'a pas épargné.

Une magnifique leçon de courage, un texte sobre et lumineux et nous rappelle que la volonté peut nous aider à nous dépasser. @ lire !

lundi 13 juillet 2020

Le dernier Camilla Läckberg

 Trois femmes qui ne se connaissent pas, trois femmes de milieux différents, trois femmes inconnues les unes aux autres et pourtant, un seul point commun, et pas des moindres.

Voici le peech de ce court roman : Ingrid Steen a renoncé à sa carrière de journaliste le jour où son mari infidèle a été promu éditeur en chef. Depuis, elle s'occupe de leur fille et s'efforce de maintenir l'image d'un mariage parfait.
Viktoria Brunberg est misérable, enchaînée aux fourneaux dans sa maison de Sillbo. Quand elle a découvert la véritable nature de son mari Malte, il était déjà trop tard.
Birgitta Nilsson, bientôt à la retraite, n'arrive pas à se libérer de son mari abusif. Depuis des années, elle fait tout pour cacher ses bleus.
Engluées dans des mariages destructeurs et toxiques, elles vont, via un forum sur le Net, conclure un pacte : chacune va commettre le meurtre parfait en assassinant le mari de l'une des autres.

Un court récit qui surfe sur la vague #Metoo. L'idée de départ est intéressante et le scénario est assez génial mais son traitement nous laisse sur sa faim.  Les hommes ont le plus mauvais rôle et sont décrits de manière assez caricaturale : violents, menteurs, alcooliques, gras, obscènes..... Quant aux femmes, l'auteur aurait pu camper de beaux personnages si il avait pris le temps de fouiller leurs caractères. néanmoins, l'ouvrage se lit d'une traite, preuve que ce meurtre vengeur par personne interposée était un bon point de départ.

dimanche 12 juillet 2020

Simone Veil, l'immortelle

 Cette grande dame, on la connaît tous, on l'admire tous et on lui doit beaucoup. 

Mon nouveau lycée portant fièrement son nom, je me devais de raviver mes connaissances sur cette grande dame. La BD de Pascal Bresson m'attendait sur le présentoir de ma bibliothèque préférée.

Vibrant hommage à Simone Veil, cet album brosse le portrait vrai de cette figure féministe populaire et discrète. Il se concentre sur deux forts de sa vie : la loi pour l’IVG défendue à l’assemblée nationale et son enfance à Nice avant d’être déportée avec sa famille.
Simone Jacob est née en 1927 à Nice. À 17 ans elle est déportée à Auschwitz, avec toute sa famille. Ses sœurs et elle reviendront du camp de concentration. Cette période l'a marquée à jamais. En 1946, elle épouse Antoine Veil. Magistrat, elle devient en 1974, ministre de la Santé de Valéry Giscard d'Estaing, chargée de défendre la loi sur l'IVG. En 1993, elle occupe à nouveau la fonction de ministre des Affaires sociales et de la Santé dans le gouvernement d'Édouard Balladur. Simone Veil a également été députée européenne et membre du Conseil constitutionnel. Elle était présidente d'honneur de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Cette femme de conviction s'est très peu confiée. Le grand public ne connaissait que sommairement son parcours de déportée. Elle a attendu d’avoir 80 ans pour écrire ses mémoires (Une Vie, Ed. Stock). Elle raconte que c'est une kapo, sans doute une prostituée Polonaise, qui lui a sauvé la vie en lui disant : «Tu es trop belle pour mourir ici...».

Jamais Simone Veil n'aura baissé les bras : ni face à la barbarie nazie ni face à ces vieux rétrogrades qui siégeaient sur les bancs de l'Assemblée ni face aux lettres de menaces ou aux pires insultes qu'on lui a assénées alors qu'elle se battaient pour que les femmes puissent décider de reprendre le contrôle sur leur corps. Car certains n'hésiteront pas à la souiller au mépris de son passé, comme par exemple Jean-Marie Daillet (député Centre démocrate) : « On est allé - quelle audace incroyable ! - jusqu'à déclarer tout bonnement qu'un embryon humain était un agresseur, eh bien ! Ces agresseurs, vous accepterez, madame, comme cela se passe ailleurs, de les voir jetés au four crématoire ou remplir des poubelles. »

Un album sobre et efficace qui alterne des planches aux couleurs qui varient selon les époques (le jaune de l'enfance brisée, le bleu des années 1970, le gris pour la déportation et les camps) : un hommage sobre, à l'image de la femme exceptionnelle que fut Simone Veil.

« L'horreur a fait de moi une femme sensible et pudique, à la fois dure et réservée, véhémente et sereine. »

@ lire, impérativement, pour que tout le monde se rappelle que les extrémismes et les esprits rétrogrades - quels qu'ils soient - ne font pas honneur à l'humanité.

vendredi 10 juillet 2020

BD pour démarrer l'été

 Où sont passé les grands jours ? Telle est la question qui semble hanter le protagoniste principal. Hugo est venu entretenir la tombe de son père avec sa compagne Alice. Le cadre lui rappelle la mort de son meilleur ami, Fred. "Je pense à cette saloperie de mort... Du coup je pense à toi Fred, mon meilleur ami, qui a eu la sale idée de nous quitter d'un commun accord avec toi-même." Il cherche alors à lui parler et compose son numéro de téléphone. Une voix lui répond...... mais ce n'est pas celle de Fred, et pour cause. Fred c'était le meilleur ami d'une jolie bande : Hugo, Etienne et Jean-Marc.

C'est l'histoire d'un départ, d'un manque, d'un vide mais c'est aussi l'histoire de trois cadeaux, laissés à titre posthume par Fred et qui, progressivement, changeront leur vie à tous. C'est enfin l'histoire du temps qui passe, des petits ressentis, de ces impressions que l'on garde au fond de soi, celles que l'on tait. Jusqu'à ce que tout explose, un jour... C'est une histoire d'amitié. Une histoire sur les rêves que l'on porte en soi. Ceux que l'on réalise et ceux que l'on ne réalise pas, en somme, ceux que l'on appelle les rêves perdus. Et si le départ de Fred devenait l'occasion d'un nouveau départ ? Pour Hugo il en est peut-être temps car on a le sentiment qu'il s'attache à détruire tout ce qui lui plaît. Un premier tome qui présente un personnage attachant dont on sent bien qu'il reste des parts d'ombre qu'il faudra dissiper.

Enferme-moi si tu peux est une Bd qui nous plonge au cœur de l'art Brut. Et c'est passionnant et parfaitement réalisé : de belles illustrations de Terkel Risbjerg., un parti-pris scénaristique intéressant puisque les six personnages entrent l'un après l'autre sur scène pour se raconter.

Entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècle, femmes, pauvres, malades et fous n'ont aucun droit. Parmi eux, Augustin Lesage, Madge Gill, le Facteur Cheval, Aloïse, Marjan Gruzewski et Judith Scott sont enfermés dans une société qui les exclut. Ils vont pourtant transformer leur vie en destin fabuleux. Un jour, du fond de leur gouffre, une inspiration irrépressible leur ouvre une porte. Sans culture, sans formation artistique, ils entrent comme par magie dans un monde de créativité virtuose. Touchés par la grâce ou par un « super-pouvoir de l'esprit », ils nous ont laissé des œuvres qui nous plongent dans un mystère infini. Ces oubliés de l'art brut (défini par Dubuffet et valorisé par les surréalistes) sont remis à l'honneur et se donnent à lire sans mièvrerie. C'est très enrichissant !

 

mardi 7 juillet 2020

En parallèle

Parce qu'en fin d'année on peut prendre le temps de butiner mais aussi parce que c'est bien d'alterner.
Trois romans lus en parallèle.

Capitaine d'Adrien Bosc dont j'avais adoré Constellation (son premier roman). Dans ce nouvel opus l'auteur se lance dans une fresque historique et ressuscite grâce à de nombreux documents et lectures l'odyssée du Capitaine-Paul-Lemerle à bord duquel s'embarquent ceux qui fuient la France de Vichy (immigrés de l'Est, juifs, républicains espgnols,; écrivains surréalistes et artistes décadents, savants et affairistes) : une véritable arche de Noé et un salon littéraire en pleine mer ! Sur le pont on croise Levi-Strauss, Breton, Wilfredo Lam, Anna Seghers, Victor Serge entre autres.
Très attirée par toutes ces personnalités, je me lance dans le roman que je trouve au final très intéressant dans le contenu mais beaucoup trop dense, tant par les citations et références que par une écriture trop lourdement travaillée (ce qu'il n'y avait pas dans Constellation). Pourvu qu'Adrien Bosc revienne à plus de simplicité dans le style ! 

Le second, Ce qu'elles disent, est inspiré d'un terrible fait divers. 
Entre 2005 et 2009, dans une communauté mennonite isolée de la Bolivie, appelée la colonie du Manitoba, du nom de la province du Canada, de nombreuses filles et femmes, le matin venu, éprouvaient de la difficulté à émerger du sommeil. On les avait agressées durant la nuit, et leur corps meurtri saignait. Il s’est avéré que huit hommes de la colonie s’étaient servis d’un anesthésiant vétérinaire pour plonger leurs victimes dans l’inconscience et les violer. Huit femmes – des grand-mères, des mères et des filles appartenant à la même communauté – se retrouvent dans le grenier d'une grange pour y tenir clandestinement un conseil de femmes. Il s'agit pour elles de trancher la terrible question : rester ou partir ? Elles échangent, se taquinent, se consolent, argumentent, les paroles fusent..... et sont consignées par l’instituteur August Epp, qui a été convoqué pour assister aux conversations de ces femmes analphabètes.
Un livre très riche, mais dont la lecture est par moments laborieuse : les discussions des femmes partent parfois dans tous les sens, on a du mal à cerner les différents personnages au début, il y a des redondances et c'est parfois décousu. Certes la question de femmes qui prennent en mains leur destin jusqu'alors essentiellement dicté par des hommes est intéressantes mais l'auteur peine à donner une belle cohérence au récit entrecoupé de réflexions philosophiques, de paraboles (pour bien insister sur le fait que ces femmes - peu éduquées - ne maîtrisent pas l'art de la parole) et des digressions d'August, Bref, Ce qu'elles disent est un récit certes original et intéressant, qui rappelle que la religion est un outil de pouvoir mais qui peine néanmoins à instiller de la vérité et de l’humanité à la narration.  
L'été des quatre rois nous permet de réviser notre histoire dans un fauteuil.

Les Trois Glorieuses, c'est-à-dire trois journées de juillet 1830 où Paris s'échauffe en insurrection.
Nous suivons d'heure en heure le déclin du règne des Bourbons et la mise au pouvoir du duc d'Orléans, de la branche cadette des Bourbons. Charles X consent finalement à abdiquer, au profit de son petit-fils, court-circuitant ainsi le duc d'Angoulême qui ne se rebiffe même pas : Louis XIX est roi pendant une demi-journée et le duc de Bordeaux devient Henri V (il restera le représentant des Légitimistes) sous la protection de Louis-Philippe, régent… Les tracasseries politiques, les rumeurs, les luttes intestines, les jalousies, les retournements de veste, les confusions, les discutailleries d'amour-propre entre ministres, conseillers, officiers, et journalistes dont Thiers (qui n'apparait plus dans la 2e moitié du livre), tout ceci est raconté dans le détail par Camille Pascal qui nous immerge avec brio dans la Révolution de 1830. 

lundi 8 juin 2020

Les terres du bout du monde : à la recherche de l'Eldorado

Jorge Amado est un grand conteur. Son roman Les terres du bout du monde nous embarque au sud de Bahia.

La sirène retentit et nous sommes déjà montés à bord. Sur le navire, un monde interlope de gens bien décidés à tenter leur chance sur les riches terres où l'on plante du cacao. Tous cherchent leur Elodrado et cultivent l'espoir de faire fortune grâce aux cacaoyers. En route donc vers la région à demi barbare d'Ilhéus, au sud de Bahia. Le capitaine Joao Magalhaes, Margot, Juca Badaro, Antonio Vitor et bien d'autres encore sont du voyage. Une chanson les accompagne, triste comme un présage de malheur, qui dit qu'ils ne reviendront jamais parce que, là-bas, la mort les attend derrière chaque arbre. 
Là-bas, c'est toute une faune qui s'agite et particulièrement ceux que l'on appelle les fazendeiros - planteurs de cacao des terres du bout du monde.Une dizaine d'entre eux s'est arrogé la plus grande part des terres cultivées et n'ont de cesse de vouloir s'enrichir toujours plus en gagnant sur les impénétrables forêts de cette immense contrée bordée par l'Océan. 
L'ouvrage est le récit des sanglantes rivalités qui opposent entre ces Colonels, dans leur lutte pour la conquête sauvage de terrains vierges à défricher : aucun état d'âme face à la violence, aucune sensiblerie n'est tolérée, seule les guide la soif de profits toujours plus grands. Amado nous embarque donc dans un véritable western, où les règlements de comptes se font à gogo. Tueurs à gages, avocats retors, journalistes sans états d'âme, politiciens corrompus sont à la botte de ces grands propriétaires terriens qui la plupart du temps sont de connivence. Sans oublier des intrigues amoureuses qui font s'alterner les péripéties mettant en scène des personnages au caractère bien trempé. 
A Ilhéus règne sans partage la loi du plus fort.

dimanche 7 juin 2020

La Vraie vie

Un roman coup de poing qui se lit d'une traite.

C’est un pavillon qui ressemble à tous ceux du lotissement. Ou presque. Dans leur maison, il y a quatre chambres. La sienne, celle de son petit frère Gilles, celle des parents, et celle des cadavres. Le père chasse le gros gibier. La mère, elle, est falote, discrète et soumise aux humeurs de son mari. Le samedi elle et son frère jouent dans les carcasses de voitures de la décharge, parfois ils rendent visite à une voisine fantasque et, surtout, ils guette le passage du glacier et son arrivée en fanfare, symboles de joie et de plaisirs sucrés. Jusqu’au jour où un violent accident se produit. Dès lors, Gilles ne rit plus. Elle, avec ses dix ans, voudrait tout annuler, revenir en arrière, retrouver son frère d'avant. Comment remonter le temps ? Elle se plonge dans les sciences, dans les livres, bien décidée à prendre les choses en main. Elle esquive les coups du sort, les coups tout court, résiste, croyant fermement que l'on peut tenter de contrôler les événements.

Têtue et touchante, elle survit en milieu hostile; intelligente et ingénue elle grandit et se découvre à elle-même et aux autres. Passionnée par Marie Curie et par la physique quantique, elle se lie d'amitié avec son professeur de sciences physiques, Monsieur Young, qui a compris que cette jeune fille pourrait échapper à sa destinée malheureuse et presque fatale, pour peu qu'on l'aide. Et puis il y a aussi Plume et Le Champion...

Une sacrée petite bonne femme dont a envie qu'elle résiste et se tire d'une situation familiale sordide qui lui coupe les ailes. Des personnages attachants, campés avec précision et justesse. Un roman qui évoque la question de la culpabilité, les parents toxiques, la naissance du désir, l'envie de sauver ceux qu'on aime, avec un brin d'humour et beaucoup de finesse sans avoir recours aux poncifs habituels. 

mercredi 27 mai 2020

In Wawes

Un formidable roman graphique sublime et doux, grave et léger. Un hommage vibrant à une jeune femme pleine de vie trop tôt partie du fait d'un cancer des os.
Aj Dungo raconte avec pudeur et sensibilité son histoire, sa traversée du deuil et les sentiments qui l'habitent, semblables aux mouvements de la vague, aux sensations que l'on éprouve quand on va à la recnontre de la vague, que l'on cherche à rester sur la crête.
De leur rencontre jusqu'à leur séparation, le narrateur nous raconte leur parcours amoureux mais aussi leur parcours aquatique. Car Kirsten est passionnée de surf  et avec elle Aj Dungo va s'initier à ce sport qui permet d'épouser la mer et les vagues.
Peu de temps après leur rencontre Kirsten apprend qu'elle est atteinte d'un cancer des os : les médecins décident d'amputer sa jambe pour éviter la progression de la maladie : cette épreuve va souder le couple et ses amis. Mais la maladie sera plus forte malgré les traitements et les opérations, malgré la volonté et l'énergie dépensée par tous ceux qui entourent Kirsten et malgré la noblesse et le calme de la jeune femme.
En parallèle de leur passion amoureuse et de leur amour pour le surf et l’océan, Aj Dungo nous offre une histoire de ce sport et son évolution. C'est ainsi que j'ai découvert deux précurseurs du surf et de la planche, l'hawaïen Duke Kahanamoku, le poisson humain, et l'américain Tom Blake. Cette alternance entre le récit intime et le précis historique est marquée par une alternance de couleurs : bleu pour l'histoire du narrateur et sépia pour l'histoire du surf. Autant de respirations dans la progression inéluctable du crabe mais aussi autant de pensées dirigées vers celle qui est partie trop tôt.
Un album bouleversant mais sans pathos et avec beaucoup de retenue même si les émotions sont palpables. Bravo l'artiste !

dimanche 24 mai 2020

La loi de la mer

Un énorme coup de cœur pour un livre coup de poing !

"La mer respire, à la différence du ciel.
La mer donne et prend quand elle le décide, comme le ciel.
La mer, cette même mer où je viens d'arriver accompagné par les canaux, qui baigne toutes les côtes d'Europe, est maintenant remplie de corps morts, ces migrants naufragés dans l'Odyssée du désespoir."
 Lampedusa est un nom qui, depuis trop longtemps, est synonyme de drame et de souffrances humaines. Pendant trois ans le dramaturge et écrivain italien, d'origine sicilienne, Davide Enia, s'est rendu sur ce rocher pour s'approcher de la tragédie humaine qui se joue dans les eaux de la Méditerranée, devenu un gigantesque cimetière. Il y recueille les témoignages de tous ceux qui œuvrent au mieux et avec des moyens de fortune pour maintenir un semblant d'humanité aux portes de notre belle Europe. Du plongeur qui ne cesse de se demander s'il n'aurait pas du sauver cette femme et son enfant plutôt que les trois personnes qui étaient plus près de lui, aux pêcheurs - vigies des mers- sans oublier les habitants, les ONG qui se démènent pour sauver des vies et aider les réfugiés à renaître, à se reconstruire, à reprendre foi dans l’humanité.
"Ici on sauve des vies. En mer, toutes les vies sont sacrées. Si quelqu'un a besoin d'aide, on lui porte secours. Il n'y a ni couleur de peau, ni ethnie, ni religion. C'est la loi de la mer." (p 12) 
Car ils en ont vu et vécu des horreurs et des bassesses ceux qui débarquent, exsangues, transis et à la limite de l'épuisement. Véritables Ulysse modernes, ils viennent du Congo, du Niger, d'Angola et même du Népal et leur Odyssée est un véritable chemin de croix. Ils débarquent dans un état indescriptible : affamés, déshydratés, femmes aux corps abîmés par le mélange pétrole, eau salé, urine qui croupit dans le fond d'embarcations de fortune (seuls les hommes ont le droit de s'asseoir sur les boudins des canots) sans oublier les viols à répétition, les violences subies du fait de régimes totalitaires.......
Dans un style tout en retenu, empreint d'une humanité profonde, Davide Enia nous plonge au cœur de la tragédie qui continue à se jouer dans les eaux profondes de notre mare nostrum.
A ce fil, Davide Enia en tisse un autre, plus personnel, puisque ces séjours à Lampedusa sont aussi des moments où il cherche à réinventer sa relation au père. Cardiologue à la retraite, ce dernier pratique la photographie en amateur. Il accompagne volontiers son fils dans l'idée d'illustrer le reportage de ce dernier. Démarre alors une belle redécouverte des liens filiaux où l'art (écriture, poésie et photo) devient un formidable médiateur entre deux taiseux enfermés dans des schémas machos (ils sont siciliens). La maladie de l'oncle Beppe les affecte tous les deux et résonne avec le sort des disparus en mer : ce truculent tonton (mention spéciale à la scène du match de foot) va leur permettre de franchir le fossé de silence qui s'était creusé entre eux. Son combat face à un cancer inexorable inspire des pages profondément touchantes.
Ces deux fils narratifs sont intimement liés et questionnent avec pudeur et retenue notre condition d'être humain, notre rapport à l'autre. Souvent la gorge se sert et le regard s'humidifie : force des mots et des images maniés par cet auteur pour dire son amour de la vie.
Un livre bouleversant

"Il y aura une épopée Lampedusa. Des centaines de milliers de personnes ont transité par cette île. Il manque encore une pièce dans la mosaïque, aujourd’hui : l’histoire de ceux qui migrent. Nous n’avons pas les paroles pour dire leur vérité. Nous pouvons nommer la frontière, le moment de la rencontre, montrer des documentaires sur les corps des vivants et des morts. Raconter les mains qui soignent, et celles qui érigent des barbelés. Mais l’histoire de cette migration, c’est eux qui nous la raconteront, ceux qui sont partis pour aborder sur nos rivages, à un prix qu’on n’imagine même pas. Il faudra des années. Ce n’est qu’une question de temps, mais c’est eux qui nous expliqueront leurs itinéraires et leurs désirs, qui nous diront les noms de ceux que les trafiquants d’êtres humains ont massacrés dans le désert, et la quantité de viols à laquelle une très jeune fille peut survivre pendant vingt quatre heures. Eux qui nous diront le prix exact d’une vie sous ces latitudes. Ils feront le récit, pour nous et pour eux même, des prisons libyennes et des coups reçus à toute heure du jour et de la nuit, de la mer aperçue soudain, après des jours et des jours de marche forcée, du silence qui tombe quand le sirocco se lève et qu’on est cinq cents sur un bateau de pêche de vingt mètres où l’eau monte peu à peu depuis des heures. C’est eux qui auront les mots pour décrire ce que veut dire aborder la terre ferme après avoir échappé à la guerre et à la misère, pour suivre leur rêve de vie meilleure. Qui nous expliqueront ce que l’Europe est devenue, qui nous montreront, comme dans un miroir, ce que nous somme devenus."(p 152)

mercredi 20 mai 2020

Idaho

Dès les premières pages on sait que le pire est arrivé. Jenny a sauvagement et sans raisons apparentes tué sa plus jeune fille, May 6 ans, à coup de hache. L'aînée, June, neuf ans, a disparu.
Idaho, 1995, tout bascule pour cette famille qui était partie en montagne ramasser du bois par une chaude journée d'août. Jenny est condamnée et incarcérée, Wade, lui, va refaire sa vie neuf ans plus tard.
Si l'on revient sur ce drame familial c'est par l'intermédiaire d'Ann sa seconde épouse. Terrifiée à l'idée que les souvenirs de cette première famille disparaissent définitivement de la mémoire de Wade - il  souffre de démence sénile foudroyante et perd progressivement la mémoire - Ann cherche à reconstituer les fragments du passé de son époux.
« Un jour d'automne ensoleillé, allongée à côté de lui dans l'herbe, tandis qu'il somnolait, elle (Ann) a senti l'ancienne vie de Wade, ses souvenirs, s'évaporer à travers sa peau. Elle a senti que tout le quittait, tout sauf elle. Alors elle s'est à son tour vidée de sa propre vie pour être sur un pied d'égalité avec lui. Ils sont restés étendus l'un contre l'autre, tel un fragment dans le temps. Un nuage est passé devant le soleil et, à l'intérieur de Wade, il y a eu un basculement qu'elle a perçu. A ce moment-là, elle a laissé un basculement se produire à l'intérieur d'elle-même, et ainsi sils sont redevenus les êtres qu'ils étaient habituellement, encore tout chauds de l'amnésie qu'ils venaient de vivre. »
Anne va donc chercher à comprendre qui étaient cette épouse et ces petites filles vives et malicieuses. La vie d'avant va donc être reconstituée par bribes grâce aux récits de Wade mais aussi à ce que Anna pu saisir de ces gamines qu'elle a connues alors qu'elle était professeur de musique dans leur école.  May et June étaient deux sœurs qui grandissaient l'une avec l'autre, parfois aussi l'une contre l'autre : chamailleries, moments de complicités, beauté d'une éducation libre leur permettant de développer autonomie et imagination. Peu à peu Ann va comprendre qu'elle a peut-être une part de responsabilité dans ce drame, elle qui se serait immiscée, sans le savoir, dans le salon et dans l'habitacle du pick-up.
L'auteur nous transporte dans les paysages sauvages et âpres de l'Idaho où parfois l'homme peine à faire sa place, elle nous fait découvrir l'atmosphère de cette modeste demeure plantée dans la montagne mais surtout elle nous permet de suivre le cheminement des âmes des personnages. C'est aussi un roman qui, l'air de rien, pose des questions fondamentales. Comment vivre avec la perte et la culpabilité, le doute et le dégoût de soi ? Comment se reconstruire sur des ruines ? Ces questions sont particulièrement incarnées dans le personnage de Jenny et des ses compagnes de détention (des moments intenses).
Roman polyphonique jamais mièvre, Idaho se présente comme un puzzle temporel puisque la narration embrasse une période qui s'étend de 1973 à 2025. Le style est sobre mais puissant. Un roman qui nous emporte au fond des âmes et qui observe les êtres avec beaucoup d'empathie.
Une très belle découverte !